Il n’y a que les cons qui ne changent pas d’avis, parait-il. Morrigan aurait bien des objections à faire à ce propos mais même lui devait admettre qu’il ne pouvait pas éviter l’inévitable. Aucune dissertation, nulle supplication ne le ferait échapper à son triste sort. Est-ce que c’était pire que de servir de main d’œuvre gratuite au premier idiot qui avait juré allégeance à la guilde ? Oui. Pire encore que de perdre les trois quarts de ses souvenirs d’antan ? Pas loin. Une mort certaine l’attendait-elle au détour de ce début de matinée ? Probablement pas, mais on ne peut être sûr de rien en ce bas monde… Le mage marchait en traînant des pieds avec une mine sombre qui contrastait avec le temps radieux qui s’annonçait. On ne l’envoyait pas au bûcher ou au pilori mais bel au bien à une session d’entraînement. Lui, qui s’était toujours bien gardé de s’adonner à des loisirs aussi barbares était maintenant chargé d’apprendre les rudiments du combat. La plupart des gens en auraient tiré du positif mais pas lui, il n’était pas fait pour ça, il en était persuadé. Il n’était pas capable de soulever des charges lourdes sans suer à grosses gouttes, ne pourrait jamais courir un marathon et son agilité se limitait à se faire une crampe au moment de nouer son col à l’arrière de sa nuque. Il fallait donc se rendre à l’évidence : il était mauvais. Et ce constat lui était insupportable.

Morrigan avait réussi à éviter ces formalités pendant un moment mais la guilde ne lui avait pas lâché la grappe. Il devrait apprendre les bases, comme tout le monde, afin de ne pas finir en charpie lors de ses premières futures missions. Qu’est-ce qu’ils ne comprenaient pas dans un érudit, ça ne se bat pas ? Ce n'était pas faute d’avoir essayé de leur faire intégrer ce principe élémentaire. Alors d’accord, il n’était pas bien utile pour le moment mais c’était juste le temps de trouver ses marques. Ce n’est tout de même pas de sa faute si on était incapable de reconnaître son intelligence ? Alors on devait forcément prouver sa valeur sous les coups d’une épée large ou d’une magie éblouissante ? C’est sûrement que les Portaliens à l’origine de tout ça avaient des choses à compenser.

« Morrigan... » lâcha t-il avec un défaitisme affligeant à l’attention de l’homme qui recensait les victimes recrues du jour.

On lui avait promis « la crème de la crème » pour cette session d’initiation. Comme si cet argument allait réveiller chez lui une passion de toute façon inexistante pour l’art du combat… Un aventurier « d’élite » allait donc les former lui, et un groupe d’autres malheureux, pour aujourd’hui. Génial, la comparaison serait d’autant plus humiliante pour lui. Est-ce que le but était de les décourager ? Morrigan était bien trop froissé par les circonstances pour reconnaître la bonne foi de la guilde sur ce coup-là. Il s’installa, le visage complètement fermé, et le plus en retrait possible contre un petit muret. D’un coup d’œil flegmatique, il balaya du regard les quelques recrues qui affluaient à leur tour. Au moins, ils avaient tous l’air de débutants, peut-être qu’il arriverait à se fondre dans la masse et à échapper aux aspects les plus pénibles de l’entraînement ? Par contre, il devait bien reconnaître qu’il dénotait avec le groupe concernant sa tenue vestimentaire. Soit ces types ne savaient pas comment prendre soin de leurs atours, soit ils étaient déterminés à prendre cette histoire d’entraînement au sérieux. La deuxième possibilité le rendait anxieux, il préférait l’exclure de son raisonnement.

Leur instructeur ne tarda pas à leur faire honneur de sa présence. Le mage prit le temps de l’observer en silence dans un premier temps, les bras croisés et tranquillement adossé au dernier rang. C’était un homme impressionnant de prime abord qui inspirait la discipline et le charisme de par sa posture et ses gestes maîtrisés. Pas étonnant, la guilde n’allait pas choisir n’importe qui pour faire une bonne première impression aux petits nouveaux. Et ce n’était certainement pas le duo des deux jeunes femmes qui se trouvaient deux rangs devant lui qui allait dire le contraire, vu les coups de coudes et les gros yeux qu’elles s’échangeaient tout en dévorant du regard l’homme aux cheveux argentés.

Un mouvement de foule lui indiqua qu’il était maintenant l’heure de se mettre au travail, à son plus grand désespoir. Les pantins qu’ils étaient entreprirent de suivre les instructions en reproduisant les étirements préconisés comme des automates. Morrigan sentait bien que ses muscles et articulations n’étaient pas habitués à un tel traitement, si bien, qu’il ne fit les mouvements qu’à moitié, pour ne pas forcer et se fatiguer dès le début de sa séance de torture. Il fallait savoir s’économiser, non ? Après quoi, le précepteur leur montra quelques gestes basiques dont il ne comprenait pas l’intérêt. Morrigan roula des yeux en voyant les plus zélés de ses camarades tenter de reproduire docilement ces techniques sans qu’on ne leur demande quoi que ce soit. La suite du programme nécessitait visiblement de se mettre en petits groupes. Le mage chercha instinctivement quelqu’un d’aussi désintéressé que lui dans la foule mais il faut dire que la mauvaise troupe faisait quand même vachement bien semblant d’être motivée. Désemparé, il grimaça un semblant de sourire figé en direction du type qui lui demanda s’il voulait essayer de s’entraîner avec lui et son groupe.

« Non… Merci. Je préfère observer, pour le moment. » maugréa t-il, en se terrant un peu plus contre son muret.

Jeune homme. Vraiment ? C’était une façon commune et rituelle dont il ignorait l’usage de s’adresser aux humains au sein de Portalia ? Il se souvenait encore de sa première rencontre avec Elizabeth qui l’avait affublé du même sobriquet. A la différence que sa protectrice était centenaire, donc il pouvait encore le trouver sympathique dans sa bouche. Or, l’homme en face de lui avait beau être impressionnant, il ne devait guère être plus âgé que lui à vu d’œil. Mais Morrigan avait également appris à ses dépends qu’il était plus que délicat d’estimer l’âge des habitants du multivers, ainsi préféra t-il ne rien dire pour cette fois-ci. Il avait suffisamment attiré l’attention comme ça. Inutile de se ridiculiser avant l’heure.

« Morrigan. » répondit-il laconiquement à celui qui se faisait appeler Ryuusei. Comme quoi, il n’avait pas écouté son discours à moitié contrairement à ce que sa mauvaise tête pouvait indiquer.

Il s’apprêtait à faire part de son refus mais l’instructeur lui avait coupé l’herbe sous le pied en le traînant contre sa volonté au devant de la scène. Le mage affichait un sourire pincé et des yeux fuyants, gêné de croiser le regard des autres participants et de se faire trimballer comme un sale gosse revêche devant toute la troupe. Ce n’est pas comme s’il avait eu le choix de faire autrement. Résister physiquement ou balancer une remarque cinglante n’aurait fait qu’accentuer le problème en aggravant son cas. Au moins, on ne pourrait pas dire qu’il n’avait pas été coopératif. Le plan était simple : accepter de se taper l’affiche pour un ou deux exercices et se faire oublier dans un coin du terrain le temps que la torture s’achève. Morrigan serrait les dents en écoutant la suite du programme, spectateur de sa propre déchéance.

La guilde devrait songer à lui donner une médaille pour sa perspicacité. Évidemment, qu’il n’était pas motivé. Il suffisait d’un rapide coup d’œil pour constater qu’il n’était pas taillé pour le combat, tout le monde aurait été dans la même disposition à sa place. Ce n’est pas de sa faute si l’Ordre invoquait n’importe qui, encore que, lui avait au moins ses capacités intellectuelles à offrir. L’érudit une fois de plus, fut coupé dans son élan pour lui dire ce qu’il pensait de sa pédagogie, par un mot d’excuse anticipé et murmuré.

Hein, désolé pour… ? songea t-il avant de mordre la poussière, littéralement.

Morrigan devait au moins lui reconnaître ce talent. Il était rare qu’une action extérieure soit plus rapide que sa pensée. Son bourreau du jour était particulièrement vif, il n’avait même pas eu le temps d’achever son interrogation. Il recracha péniblement un mélange de poussière et de sable dans une grimace en se redressant sous l’hilarité à peine dissimulée de ses camarades. Agacé, pour ne pas dire vexé comme un pou, il épousseta vivement ses vêtements en jetant un regard sévère au petit groupe qui avait eu l’audace de se moquer de lui. Il aimerait bien les y voir, à sa place.

« Vous me voyez ravi » commença t-il en insistant sur l’adjectif d’un air infect avant de poursuivre sur la même note « de vous aider à étirer vos zygomatiques mais si la situation vous amuse de la sorte, je vous en prie, prenez ma place. » acheva t-il en leur montrant le terrain d’un geste ample de la main.

Bien entendu, aucun d’eux ne se manifesta pour le remplacer. Comme c’est étrange... constata t-il sans surprise et avec un petit rictus sonore et dédaigneux avant de se focaliser à nouveau sur l’entraîneur. Le mage ne savait pas bien quoi penser de lui après cette interaction. Il avait certes fait preuve de prévenance en s’excusant discrètement avant sa performance mais sans exprimer assez de délicatesse par la suite pour ne pas y voir une pointe de jubilation. Une part de lui était quand même curieuse de connaître le fond de sa pensée mais il était de toute façon trop froissé pour faire preuve d’indulgence et de retenue aussi rapidement dans le contexte actuel.

« Et donc ? On continue sur quelque chose de productif ou il s’agissait simplement de faire constater votre force et mon manque d’entrain au reste du groupe ? » lâcha t-il à son encontre sans sourciller et avec un agacement encore palpable dans la voix.

C’était une façon peu courtoise et directe de l’inviter à passer à la suite. Il ne s’était pas ridiculisé pour rien, autant aller jusqu’au bout de la démonstration. Morrigan était grinçant mais il pensait chaque mot. C’était facile de tirer sur l’ambulance, quand on était un colosse face à une brindille. Sans même s’en rendre compte, sous l’impulsion de sa fierté blessée et de son appréhension à goûter le sol à nouveau, il s’était effectivement ancré plus solidement sur ses appuis.

Le sable s’était frayé un chemin dans son col et ses manches, ce qui poussa le mage à secouer le tissu de son vêtement avec plus de vigueur afin de se débarrasser de cette sensation désagréable. Il profita de cette interlude pour fixer du coin de l’œil le groupe qui s’activait maintenant sur les ordres de l’instructeur. Ce type n’était pas là pour plaisanter et il prenait son rôle au sérieux, ce qui arracha à l’érudit un léger soupire. Cette histoire de camaraderie lui tenait vraiment à cœur, peut-être trop même. Il y avait dans son discours une pointe d’innocence qu’il trouvait presque touchante. Presque, cela dit. Parce que Morrigan n’oubliait pas qu’encore cinq minutes en arrière, le prétendu parangon de la camaraderie lui avait fait mordre la poussière et qu’il n’avait toujours pas envie d’être là à subir ce genre d’activité barbare. Il fut en revanche davantage étonné de son inflexibilité envers ses deux admiratrices (non) secrètes. Morrigan avait quelques préjugés sur la morale des types dans son genre. Les soldats n’étaient pas forcément des personnes recommandables dans son monde d’origine, et il était bien placé pour savoir que les responsabilités montaient à la tête de certains. Son ancien rôle l’avaient amené à entrevoir quelques dérives.

Très difficilement corruptible, c’est le constat et l’à priori qu’il avait maintenant sur Ryuusei qui portait jusque dans sa personnalité les traces de nombreux combats. Il avait le sentiment de l’avoir un peu mieux jaugé et décida de se tenir tranquille en dépit de son aversion pour ce genre d’exercices. L’instructeur lui fit remarquer la correction involontaire et instinctive qu’il avait apportée à ses appuis grâce à cette scène humiliante. Son explication était pertinente mais reconnaître ses torts dans de telles circonstances lui était insupportable, à lui et son éternelle tête de pioche.

« Je n’en sais rien, c’est vous l’instructeur et donc le mieux placé pour le savoir. » dit-il d’un ton détaché et grinçant. Il ne pouvait globalement pas lui donner tort, mais pas tout à fait raison non plus pour des raisons évidentes.

« Je vous fais confiance. » conclut-il en haussant les épaules, faussement désintéressé. Si c’était vraiment le cas, il se serait éclipsé à la première occasion mais il était toujours là accompagné de sa désinvolture.  

Morrigan était tout de même soulagé d’avoir à échapper à la série de pompes. Il n’était pas sûr de pouvoir être plus performant en l’état que les deux jeunes femmes qui hyperventilaient après en avoir achevé deux. Après ce triste constat, son attention se porta à nouveau sur le précepteur qui entonna un discours sur la glorieuse utilité de cet entraînement. C’était donc l’heure du sermon maintenant ? Soit. Au moins, il était plus doué avec les mots qu’avec ses muscles, ce qui lui laissait davantage de chance de se défendre.

« Touché. »

Pour la joute verbale, on repasserait. En réalité, il n’avait pas grand-chose à dire pour répondre à ces accusations. Il n’osait imaginer une telle situation tant la paix artificielle qui régnait entre les murs de Portalia faisait illusion. Peut-être avait-il du mal à se faire une idée précise du danger sans l’avoir côtoyé une seule fois lui-même en chair et en os. Mais Ryuusei ne perdait rien pour attendre, s’il était d’accord pour dire que son exemple était parlant et qu’il lui avait potentiellement cloué le bec, il lui restait encore à se montrer convaincant dans les solutions à mettre en place pour éviter ce genre d’écueil. Le mage n’avait pas demandé son reste pour rejoindre le reste du groupe et quitter la scène principale comme l’instructeur l’avait invité à faire. Discuter d’éventuels scénarios lui semblait moins insurmontable que la démonstration précédente. Il ignora passablement le reste du groupe et se posta au milieu en croisant les bras, tout ouïe aux questions posées par l’homme de la situation.

« La fuite. » Honnête, rapide, concis et réaliste.

S’il n’avait pas une grande confiance dans ses capacités physique, et à juste titre, il savait également qu’un homme sans essence avait peu de chance de rivaliser avec une créature de l’extérieur. Il n’y avait aucune honte à se replier si la situation était évaluée trop critique. Morrigan n’était pas un héros, n’en déplaise à la l’Ordre qui l’avait invoqué ici. Il n’avait rien à prouver non plus sur un champ de bataille. Le grand dadais zélé du premier rang ne semblait quant à lui pas de son avis, lui qui suivait religieusement chaque consigne en buvant les paroles de l’instructeur comme s’il s’agissait de saintes écritures.

« Je chercherais une autre stratégie pour avoir une chance de le battre. C’est en combattant des ennemis plus forts que nous qu’on s’endurcit ! » dit-il, galvanisé par ses propres mots.

« Et qu’on meurt aussi, accessoirement. » lâcha machinalement le mage qui n’était pas touché par une telle grandeur d’âme...

Techniquement si on prenait en compte la rigidité cadavérique dans l’équation, son discours tenait la route. L’homme aux cheveux blonds foncés s’était vivement retourné vers lui avec un regard noir et une moue désapprobatrice. Au moins, contre toute attente, il avait compris le sarcasme et ne pensait pas que Morrigan lui souhait une mort certaine au premier degré. Finalement, il l’aimait bien celui-là. On ne pouvait pas en dire autant de l’intelligence sociale des deux filles qui après une série de pompes péniblement menée, étaient reparties à la charge.

« On irait chercher de l’aide vers quelqu’un de fort et expérimenté ! » lança la première en reprenant hâtivement son souffle avant d’être suivie de concert par la deuxième et sa bouche en cœur. « Quelqu’un comme vous par exemple. »

Le spectacle faisait peine à voir. Morrigan les voyait maintenant comme deux masses rampantes et décérébrées, dotées d’une opulente chevelure. Il n’y avait pas à s’avilir de la sorte pour les beaux yeux d’un homme qui les avait déjà éconduises à plusieurs reprises. Cette ténacité était à la fois louable et pitoyable. Il grimaça en anticipant la réaction de l’instructeur, il savait d’ores et déjà qu’il ne serait pas déçu du voyage. Ce groupe avait au moins l’utilité de le divertir, une maigre réparation pour les moqueries qu’il avait dû essuyer quelques minutes auparavant.

Comme pressenti et sans aucune surprise, la réflexion lui réussissait mieux que l’action. Ryuusei était davantage satisfait de la tournure de la situation mais pas autant que Morrigan qui savourait le retour au calme et à la normalité. Je suis d’accord avec toi Morrigan, Morrigan a raison étaient des juxtapositions qui sonnaient agréablement à ses oreilles. S’il ne l’avait pas vu doté d’une honnêteté décapante tout au long de l’exercice précédent, le mage aurait pensé que l’instructeur voulait le brosser dans le sens du poil. Il l’avait suffisamment jaugé au cours des différentes interactions pour savoir qu’il n’en était rien et savourer davantage sa petite victoire. Le précepteur était rusé, on pouvait lui reconnaître ça puisque Morrigan avait commencé à se laisser prendre au jeu sans même s’en apercevoir. Un détail qu’il préféra par ailleurs ignorer afin de rester digne jusqu’au bout et de faire honneur à sa mauvaise volonté.

Le téméraire du premier rang n’entendait pas le discours de Ryuusei de cette oreille, visiblement déçu de ne pas avoir été félicité de sa bravoure. Il se tourna à nouveau vers Morrigan, persuadé que celui-ci se gargarisait de la situation et il avait tout à fait raison. Le télépathe lui adressa un large sourire triomphant et provocateur ponctué d’un petit clin d’œil complice. Sa réaction avait fait mouche puisque le grand dadais s’était détourné de lui avec un claquement de langue agacé et une mine boudeuse forts satisfaisants. C’était bon enfant et de bonne guerre. Il semblerait que cette histoire de camaraderie et de cours disciplinaires les faisaient en quelque sorte retomber en enfance. Même s’il avait peu de souvenirs à ce sujet, Morrigan imaginait que l’ensemble coïncidait avec le fonctionnement d’une cours de récréation.

Un bruit de sifflement et des cris stridents le sortirent de son indolence. Les deux jeunes femmes étaient tombées en arrière, surprises par la présence d’une flèche décochée avec précision. Le mage chercha du regard l’archer.e responsable de la manœuvre et vit se joindre à eux une femme aux cheveux flamboyants. Elle entra en matière avec une leçon de morale toute faite qui lui rappelait étrangement les grandes phrases de son instructeur du jour. Ses suspicions se confirmèrent lorsque l’archère insista sur le lien qu’elle entretenait avec Ryuusei. Morrigan fit l’inventaire des informations que lui délivrait la jeune femme : des oreilles de lapine, Harmonie, la librairie d’Yseult. Tous ces détails se frayèrent rapidement un chemin dans son esprit et il ne tarda pas à faire le rapprochement : Harmonie, celle-là même qui avait été plébiscitée par Elizabeth à son arrivée à Portalia. Rencontrer cette femme en de telles circonstances était un curieux coup du sort. Et elle était la compagne de Ryuusei, leur professeur du jour, le monde était petit. Il avait tant à lui demander. Mais il savait que l’instructeur ne le laisserait pas faire tant qu’il n’aurait pas fait un peu plus d’efforts concernant leur entraînement, la poisse.

Le spectacle que lui offrait les deux tourtereaux était plus divertissant que toutes les romances ridicules qu’il avait pu lire à la bibliothèque dans la catégorie des récits de vie. Ils formaient un joli couple, de par la connivence évidente que l’on décelait chez eux et d’après les témoignages d’affection qu’ils s’échangeaient. Plutôt mourir que me donner en spectacle de la sorte songea t-il en les voyant roucouler. Morrigan se savait bien trop pudique pour agir à l’identique dans une relation en public. Il espérait de tout cœur ne jamais céder à sa fierté pour compromettre un jour cette promesse faite à lui-même.

Ryuusei avait introduit Harmonie au reste du groupe en la qualifiant d’érudite et d’alchimiste. Encore des mots doux qui le réconciliaient avec les formalités pénibles du jour. Le comportement du précepteur, au contact de sa dulcinée, s’était adouci. Morrigan s’étonnait de le voir à la fois aussi vulnérable et farouchement abject envers ses deux admiratrices qui voulaient compromettre sa loyauté. Ce n’était décidément pas un mauvais bougre et le mage aurait pu le trouver sympathique dans un autre cadre mais il n’oubliait pas que ce dernier voulait toujours lui imposer des exercices pénibles alors pas question de baisser sa garde. Lorsque Ryuusei invita le groupe à poser des questions à Harmonie, il sauta sur l’occasion.

« Avez-vous des ouvrages concernant les autres mondes dans votre librairie ? J’ai entendu dire que vous étiez dotée d’une mémoire extraordinaire, est-ce le cas ? Seriez-vous capable d’interférer avec la mémoire des autres le cas échéant ? » lui demanda t-il tranquillement comme si le monde extérieur n’existait pas et qu’il avait le loisir de la questionner librement sur ce qui l’intéressait vraiment.

Morrigan sentit sur lui des regards inquisiteurs et notamment celui de l’instructeur qui avait sûrement compris son stratagème purement égoïste. Il soupira et décida de rentrer dans les clous pour ne pas passer une fois de plus pour le mauvais élève et noyer le poisson par la même occasion.

« ...Que préconisez-vous pour quelqu’un qui n’a aucune notion du combat et qui est plus à l’aise avec la réflexion qu’avec les compétences physiques ? »

Son regard passa d’Harmonie à son compagnon qu’il fixa d’un air qui voulait dire alors content ? Il ne tenait pas plus que cela à recevoir un autre sermon de sa part. Il avait donc fait en sorte de se plier à sa requête sur la fin. Sa fiancée était après tout une femme d’esprit comme lui, il était donc fort probable qu’elle soit passée par le même genre de difficultés à ses débuts. Sa question était pertinente, il n’y avait plus qu’à espérer qu’Harmonie ait plus de tact que son compagnon.

Il devait se rendre à l’évidence, la politique des missions à l’extérieur des murs n’était pas qu’une vulgaire démonstration d’ego. A Portalia, l’exploration et l’affrontement étaient culturels, profondément ancrés dans les modes de vie de la société. On ne partait pas en mission uniquement pour la gloire, la fortune ou pour se prouver des choses à soi-même. On pouvait parler de dévotion mais il était complètement déconnecté de la réalité de penser que les actes des aventuriers étaient soit altruistes, soit opportunistes. Le monde n’était pas aussi binaire, du moins, pas entre ces murs. Ce n’était pas la vocation qui poussait les habitants de la cité forteresse à aller risquer leurs vies mais la résolution de ne pas se laisser consumer par un antagonisme sauvage et conquérant. La paix de la ville était précaire, menacée par des aléas chaotiques et improbables qui dépossédaient les Portaliens de leurs ressources terrestres et émotionnelles. Harmonie et Ryuusei semblaient en avoir fait les frais et aussi têtu qu’il pouvait l’être, l’érudit ne pouvait invalider leur ressentiment. Pas de sarcasme et aucune blague foireuse à l’horizon, juste un hochement de tête entendu et compatissant. Le mage n’avait aucun souvenir de deuil auquel se raccrocher pour comprendre leur peine mais il connaissait la perte comme en témoignait la ruine de sa mémoire.

Morrigan appartenait à ce monde désormais. C’était un constat frustrant et restrictif. Ses questions personnelles lui semblaient bien vaines comparées aux motivations d’Harmonie. Même une femme de lettres comme elle avait été contrainte de prendre les armes pour des questions de survie. Ça n’augurait rien de bon pour le mage et son désintérêt ostensible pour le combat. A quoi bon chercher les fantômes de son passé si on ne pouvait pas s’assurer d’un présent et d’un futur décents ? Il devait bien l’admettre, la compagne de l’instructeur savait se montrer convaincante mais il ne leur offrirait qu’un silence éloquent en guise de satisfaction. C’était mieux que rien, non ?

Un autre candidat zélé avait renchéri sur les explications d’Harmonie concernant les missions de passage de rang à la guilde. La question était pertinente, peut-être même intéressante si Morrigan n’était pas de mauvaise foi, mais il était déconcerté du manque de tact de son compère. Le fait que ni lui et ni les deux groupies n’avaient osé prendre la parole suite à ça était pourtant un bon indicateur. C’était un cruel manque d’intelligence sociale de ne pas imiter la politesse de circonstance des troubles fêtes du groupe. En parlant de trublions, les deux filles qui s’étaient tues jusque-là, prirent la parole suite à la proposition de leur inflexible instructeur.

« On veut commencer par le corps à corps ! » rétorqua l’une d’entre elle comme un chiot pataud et enjoué.

Décevantes et prévisibles, comme convenu, leur réaction suivait la logique des précédentes interactions. Morrigan grimaça un demi-sourire amusé, à la fois décontenancé et admiratif d’une telle simplicité d’esprit. L’avantage était qu’il ne s’ennuierait jamais avec un groupe pareil, alors peu importe dans quel atelier il atterrirait. Un nouvel exercice théorique s’imposa à eux avec une multitude de questions. Était-ce une façon de les ménager avant de reprendre des activités plus sportives ? Monsieur était tellement prévenant…

« Il faut faire une stratégie ! » lança son grand dadais préféré.

Morrigan réprima un rire étouffé. Une idée adorable qui se voulait réflexive tout en ne voulant rien dire à la fois, il n’en attendait pas moins du blond. Au moins, il apprenait de ses erreurs et tenait compte des conseils autour de lui, contrairement aux deux écervelées qui espéraient encore une situation favorable en dépit de la répartie cinglante du couple.

« Ca ne se fait pas comme ça en claquant des doigts, une stratégie. » enchérit-il finalement en mettant l’emphase sur le dernier mot pour souligner l’absurdité d’un tel terme lorsqu’il n’est associé à aucune idée concrète. Une stratégie s’improvise difficilement, dans un contexte d’urgence et de danger, ce sont les réflexes primaires qui prennent le pas sur la réflexion pour la plupart des individus.

« Dans tous les cas, il faut gagner du temps et inverser le rapport de force. Faire diversion me semble être une solution temporaire adaptée. » ajouta t-il en réfléchissant tranquillement à la suite des situations exposées par Ryuusei.

Dans le pire des cas, une distraction de courte durée pourrait permettre de gagner un temps précieux pour élaborer une stratégie plus solide. Dans le meilleur des cas, une bonne diversion pouvait briser la formation circulaire du groupe ennemi ou celle de l’individu à la peau dure au corps à corps. L’effet de surprise rendait souvent les êtres vulnérables pendant un court laps de temps.

« Et faire diversion ça se fait comme ça, en claquant des doigts cette fois-ci ? » lui envoya le grand gaillard en adoptant le même ton que lui, légèrement boudeur.

Morrigan ne s’attendait pas à des représailles en le voyant céder si rapidement à ses petites plaisanteries moqueuses. Il ne pouvait s’empêcher de l’embêter encore un peu en faignant l’ignorance.

« Claquer des doigts, c’est un peu léger comme distraction, tu ne crois pas ? » dit-il faussement innocent en restant dans le premier degré pour ne pas lui donner la satisfaction d’une pique vexée. « Pour ça, il faut user du terrain, de son équipement, des individus extérieurs et surtout, de sa tête. » lâcha t-il en tapotant sa propre tempe avant de reprendre la parole. « Ce qui nous emmène donc à la dernière situation, où nous connaissons la solution sans pouvoir l’appliquer. »

Il marqua une courte pause avant d’afficher une mine contrite.

« Je prie. Je prie pour avoir justement dans mes coéquipiers une personne douée du minimum d’intelligence requis pour compenser mes faiblesses et appliquer le plan. » conclut-il en fixant Ryuusei et en ne lançant pas un seul regard envers le guerrier zélé même si le sous-entendu le concernant était peu subtil.

Morrigan se désolait presque de lui couper ainsi l’herbe sous le pied, le dissuadant d’user de sarcasme à l’avenir avec lui. En temps normal, il n’aurait certainement jamais croisé la route d’un type pareil et ne lui aurait encore moins adressé la parole, pétri de préjugés certainement très justes à son égard. Mais il s’agissait ici d’une situation particulière et de rencontres fortuites, et le mage prenait presque du plaisir à échanger avec des personnes aussi diamétralement opposées à lui. Même si d’un point de vue extérieur, ils ressemblaient probablement à deux sales gosses en train de se chamailler au fond de la classe. La trivialité et la légèreté d’un tel moment étaient rafraîchissantes, Morrigan n’avait pas de souvenirs pareils dans sa collection. Tout était si sérieux et aseptisé dans sa vie quotidienne. Pas sûr qu’il ait été capable de se dérider ainsi et aussi rapidement dans son ancienne vie. Est-ce qu’il devrait s’en formaliser et s’imposer plus de rigueur à l’avenir ?

Son regard se porta sur la femme à la chevelure flamboyante, attendant qu’elle réponde aux questions de son bien-aimé. Cette histoire de ruines l’intéressait mais il se méfiait encore des carottes tendues par l’instructeur qui savait très bien ce qu’il faisait et qui avait même, à contre cœur pour lui, réussi à attiser l’intérêt du mage récalcitrant.

Le couple n’était pas seulement divertissant, à travers leurs démonstrations d’affection en public ou le fait de participer à une joute verbale perdue d’avance par les deux malheureuses du premier rang. Ils semblaient tous les deux cultiver le mystère autour des missions et surtout des conséquences dramatiques liées à leurs péripéties, ne présentant qu’un aspect superficiel et opportuniste de l’aventure au reste du groupe. Parfois rattrapé par ses anciens démons, Morrigan avait envie de gratter à la surface de ce vernis impeccable, pour voir les aspérités qui se cachaient derrière. Mais il n’en fit rien. Il avait eu son lot d’horreurs avec sa vie passée à fouiller les esprits malades de ses congénères. La vie privée était un concept qui lui échappait parfois, peu habitué à laisser les individus jouir du monopole de leurs secrets. Le télépathe renonça néanmoins à questionner davantage les deux tourtereaux, voulant les laisser dans cette bulle délicate qu’ils avaient construits, sans fissurer la surface de leur sphère harmonieuse.

Son sourire s’élargit de concert avec ses yeux qui se plissèrent légèrement sur son visage pendant l’échange entre Harmonie et les deux gourdes persévérantes. Il décida de participer au lynchage, entrant dans ce jeu de connivence avec eux et les deux jeunes femmes. La lapine n’était pas encore assez éloignée pour ignorer ses propos chargés de sarcasme et de réprobation, malgré le ton de la confidence qu’il employait.

« C’est ce qui s’appelle un choix cornélien mesdames. Mieux vaut-il passer un sale quart d’heure dès le départ et profiter d’un échange à sens unique dans un deuxième temps ? Ou garder le pire pour la fin pour se donner un peu de baume au cœur dès le départ ? A vous de voir, je suis curieux de savoir ce qu’il en sera. »

Il mit un terme à ses messes basses pour se concentrer à nouveau sur l’échange entre les deux professeurs du jour. Le mage ne s’étonnait pas qu’on lui reproche d’être trop solo. Il n’était pas habitué à compter sur l'aide des autres et il avait une aversion certaine pour les premiers contacts et les ronds de jambe qui suivaient ce genre de rencontre. Les petites conversations de circonstance l’insupportaient au plus au point même s’il était suffisamment courtois pour les animer sans trop de difficulté. Ainsi, il avait du mal à se projeter dans l’exercice et l’éventualité de partir en mission avec un.e parfait.e inconnu.e. Perdre son temps l’agaçait et il vivait les convenances sociales comme une punition, maintenant qu’il devait obligatoirement passer par là pour apprendre à connaître quelqu’un, sans passer par les chemins de traverse que la mémoire offrait. Il ne parvint pas à étouffer un petit rire quand Ryuusei aborda de manière peu subtile la simplicité d’esprit de son partenaire aux gros muscles. Ses bras se croisèrent ensuite instinctivement et il darda du regard les deux instructeurs qui essayaient de lui faire comprendre qu’il devait montrer plus de souplesse dans le travail d’équipe.

« Vous sous-entendez tous les deux que je devrais mettre ma vie en jeu, dans les mains d’une personne qui m’est totalement inconnue ? » Il se mit à ricaner sous l’absurdité d’une telle hypothèse. « Pire encore, que je devrais faire confiance à un type comme lui.. ? » dit-il en lançant un regard peu élogieux à Mike, le grand dadais.

Il avait bien compris leur petit manège qui consistait à essayer de les associer à cause de leur grande différence qui pouvait se montrer complémentaire dans une situation périlleuse. Le blond se retourna en même temps et ils ne se fixèrent que quelques secondes d’un air dépité avant de lancer de concert : « Impossible » « Impossible ». Bien, ils étaient au moins sur la même longueur d’onde, cette fois-ci.

Il haussa les épaules d’un air entendu avec un petit sourire amusé en direction du couple, l’air de dire vous voyez ?. Il vit finalement du coin de l’œil que les deux idiotes avaient choisi de commencer avec Ryuusei malgré toutes les menaces qui pesaient sur leurs épaules. Cette abnégation le laissait sans voix. L’instructeur commençait à les renseigner sur la suite du programme, abordant un exercice physique et contraignant, avec une punition encore plus contraignante. Morrigan fit la moue en entendant les mouches voler suite à sa proposition. Son esprit sarcastique le poussait presque à être flatté que Ryuusei puisse penser une seule seconde qu’un homme comme lui puisse honorer ce genre d’exercice. Il se voyait déjà difficilement assumer la moitié du programme annoncé. Le mage grimaça quand il menaça de doubler la mise pour les moins téméraires.

Morrigan leva alors les mains d’un air vaincu, qui ne tardèrent pas à retomber le long de ses flancs. Contrairement aux deux écervelées, il avait tendance à garder le moins pénible pour la fin. Cependant, l’érudit avait toujours été un fin observateur. Afin de ne pas s’infliger une humiliation trop grande, il jugeait bon de tirer partie des tentatives des autres candidats afin d’essuyer l’échec avec plus de panache. D’un air faussement désintéressé, Morrigan se leva pour rejoindre d’un pas traînant le groupe d’entraînement d’Harmonie en continuant de jeter des coups d’œil à ce qui se passait du côté corps à corps du terrain. Il essaya de noyer le poisson auprès de la lapine.

« Je compte sur vous pour être indulgente avec nous, pour compatir à notre future et inévitable douleur. Si notre destin est de manger la poussière et de souffrir d’une déchirure musculaire en changeant d’atelier, il faut penser à nous ménager. » lâcha t-il en râlant et en prenant un air affecté.

Et puis, il l’avait défendue elle et son amant contre les deux simplettes. La connivence et la manipulation étaient donc maintenant ses meilleures armes pour espérer atténuer la pénibilité de ce moment. Il comptait profiter du fait qu’elle s’installe et explique les consignes de son côté pour observer la scène de l’autre côté du terrain. Ses yeux intrigués cherchèrent du regard la silhouette filiforme qui s’élançait à l’assaut de l’instructeur qui semblait confiant et imperturbable en comparaison. Le spectacle faisait peine à voir, le pauvre homme y était allé frontalement, ce qui n’avait bien sûr qu’un impact ridicule sur la stature imposante de l’instructeur. Cette scène lui évoquait un enfant qui se chamaillait avec un adulte, ce qui n’était pas très gratifiant pour le courageux du jour. Avec toute cette agitation, Morrigan n’avait même pas pensé à vérifier par quel atelier avait décidé de commencer son grand dadais préféré. Son regard se mit à parcourir machinalement la foule à le recherche de nouvelles perspectives croustillantes.

Si Harmonie était prête à trouver des compromis en détournant le problème, Ryuusei avait quant à lui des méthodes bien plus frontales. Curieusement, l’éventualité de partir en mission avec un proche ne le séduisait pas davantage. Même si le mage serait probablement plus attentif au bon déroulement de leurs objectifs, se ridiculiser devant quelqu’un qu’il estimait n’était pas envisageable de son point de vue d’orgueilleux. Et puis la perspective de partir accomplir ce genre de tâche en famille lui donnait des frissons d’horreur. Morrigan n’avait pas besoin d’attendre de retrouver d’autres fragments de mémoire sur son passé pour savoir que ses relations familiales n’étaient pas placées sous le signe de la bienveillance et de l’indulgence. L’érudit s’apprêtait à répondre à sa consœur mais ce fut sans compter l’intervention, beaucoup moins diplomate, de son conjoint. L’instructeur le taxait d’immaturité en lui précisant que la vie n’était pas un enjeu négociable par delà les murs de la cité. Il serait pourtant bien étonné de ce qui avait une valeur pécuniaire de là où il venait, et le degré de sécurité n’y faisait pas exception. Mais soit, les règles de Portalia étaient différentes de son monde d’origine et il n’avait pas son mot à dire concernant le fonctionnement de cette ville et de ses environs. En revanche, le télépathe avait un avis bien tranché sur les comparaisons peu élogieuses que lui adressait Ryuusei.

« Je vous remercie Harmonie de bien vouloir apporter d’autres perspectives à l’enfant que je suis vraisemblablement. » entama t-il d’un ton grinçant avant de fixer le sourire carnassier et odieux de l’instructeur. « Il est vrai que je suis parfois un petit peu trop récalcitrant, voire piquant. Je suis toutefois étonné que vous prêchiez la réussite de la mission comme étant la priorité absolue. Si c’était elle qui était en danger, la mission passerait avant sa sécurité ? » demanda t-il en lui rendant son sourire insupportable, cherchant à souligner les limites de son propos.

La femme-lapine n’était probablement pas du genre à se laisser dépasser facilement mais cette situation n’était pas impossible. S’il fallait impérativement porter secours au groupe, il y avait fort à parier que le combattant sauve sa belle en priorité, à danger égal. Ignorer les amitiés et les inimitiés sur un terrain lui semblait bien utopique. S’il était tout à fait honnête avec lui-même, Morrigan pourrait s’accorder sur le fait qu’il ne mettrait pas la vie d’autrui en danger gratuitement, même s’il devait faire équipe avec quelqu’un de particulièrement pénible. La personne la plus navrante avait d’ailleurs pris la parole, avec plus de sobriété et de zèle que lui. Mike était encore fois là où il l’attendait.

« Non, vous avez totalement raison ! Moi je chercherai pas la petite bête parce que je suis pas un gosse. Je suis là pour apprendre ! » entonna le grand dadais en se confondant en excuses et en se courbant gauchement de manière empressée.

L’amour propre ne l’étouffait pas celui-là, un peu à l’image du reste du groupe. C’était d’autant plus particulièrement mesquin de sa part de souligner un défaut qu’il exposait lui-même dans son discours. Morrigan avait eu la décence de l’ignorer, et voilà que lui ajoutait de l’huile sur le feu. Il n’obtenu qu’un silence méprisant en guise de réponse, puis ils se séparèrent sans se consulter, chacun dans un groupe différent. S’il était aussi déplorable que lui, l’érudit aurait pu lui dire qu’il y voyait une autre tentative pour fayotter, mais il valait mieux que lui, sans aucun doute.

Même s’il s’attendait à plus d’indulgence de la part d’Harmonie, le télépathe se doutait qu’il ne s’agirait pas pour autant d’une promenade de santé. La libraire était dure en affaires et ne semblait pas se laisser amadouer facilement. Elle ne lui avait même pas laissé l’occasion d’en placer une, revenant rapidement à l’entraînement qu’elle comptait leur faire subir. Pour l’instant, le mage montrait patte blanche en écoutant ses consignes sans l’interrompre. Alors qu’il pensait gagner encore un peu de temps sur la session d’efforts physiques en choisissant une arme, Harmonie leur commanda au contraire d’entamer une série d’exercices qui devaient servir à les mettre d’aplomb. Ce qui ressemblait à un échauffement pour certains était déjà synonyme d’efforts importants pour Morrigan et ses piètres compétences sportives. Il affichait maintenant une mine déconfite, soupirant par avance de ce qu’il allait devoir s’infliger. A ce rythme là, l’entraînement de Ryuusei aurait juste pour fonction de l’achever. Commencer avec les exercices de sa compagne ressemblait de plus en plus à une erreur de calcul stratégique. L’évocation d’une charge de travail supplémentaire ne lui arracha même pas un sourire, ces deux-là voulaient juste sa mort…

« Vous voulez plutôt dire, dans l’hypothèse de choisir prochainement une arme, SI nous survivons en l’espace de dix minutes... » rectifia t-il à la fin de ses explications en soupirant dans sa barbe avant de se mettre en place d’un air contrarié.

Avec un manque d’entrain ostentatoire, Morrigan tenta d’imiter les singeries qu’on lui imposait. Ses muscles lui rappelaient qu’ils existaient uniquement à travers des sensations d’inflammations désagréables. Il pestait intérieurement contre son corps qui refusait de coopérer sans trembler au niveau des bras et des jambes qui le soutenaient. Ce n’est pourtant pas comme s’il était lourd, bien au contraire… Alors pourquoi est-ce que ça devait être aussi pénible et difficile ? Ses seules occasions d’observer ce qui se tramait de l’autre côté du terrain était pendant les pauses, beaucoup trop courtes à son goût, entre chaque série. Le malheureux qui avait tenté sa chance en premier semblait avoir essuyé une défaite cuisante, sous une pluie de remarques qu’il imaginait sans mal déplaisantes. A cause de la série suivante, il manqua en grande partie, à son plus grand regret, l’échec monumental des deux groupies écervelées. En guise de lot de consolation, l’érudit assista au clou du spectacle en voyant les deux idiotes se télescoper l’une avec l’autre. Les rires goguenards qui avaient échappé à certaines personnes de son groupe suggéraient qu’il n’était pas le seul à s’intéresser à ce qui se passait autour. A l’exception près qu’ils ne semblaient pas souffrir autant que lui du rythme soutenu des exercices… Ou alors, ils étaient très doués pour le cacher, même si le télépathe en doutait fortement.

Les séries s’enchaînèrent et le mage transpirait déjà plus que de raison à la moitié du temps imparti. La sensation de ses vêtements qui lui collaient à la peau le dégoûtait et il ne rêvait que de quitter cette séance de torture le plus vite possible pour retourner à sa quiétude habituelle. Lassé par ses bras qui ne voulaient de toute façon plus le soutenir en faisant des pompes pour la énième fois, Morrigan renonça à se relever au beau milieu d’une série. Il avait raté l’une d’entre elle et se retrouva à plat ventre sur le sol, la joue contre le sol sale et sablonneux. Quoi qu’il arrivait, il était cuit. Si Harmonie le voyait lambiner, elle lui donnerait probablement d’autres exercices qu’il serait bien infichu de faire également alors il pouvait bien rester un petit temps à se reposer, quitte à souffrir inévitablement dans tous les cas.

Ses yeux bifurquèrent vers le groupe de Ryuusei, où son souffre-douleur préféré s’avança pour tenter à son tour sa chance. Inutile de rester face contre terre pour abdiquer, le mage retrouva un regain de motivation en se redressant pour s’asseoir. Pas question de rater une miette du spectacle. Son geste, pleinement assumé, avait poussé d’autres élèves à abandonner à leur tour, certainement rassurés de ne pas avoir cédé en premiers. Une preuve supplémentaire de leur lâcheté selon Morrigan qui n’avait pas attendu d’influence extérieure pour faire des efforts à son échelle et s’arrêter quand il le jugeait bon. Il était curieux de voir comment Mike allait s’en sortir dans cet exercice. En espérant que les représailles d’Harmonie ne seraient pas aussi terribles qu’elle le prétendait...

Si Morrigan n’excellait pas au combat, on ne pouvait pas en dire autant de sa capacité à horripiler son auditoire. Même lui s’étonnait parfois des réactions que suscitaient ses actes et ses paroles et de la patience fort limitée du commun des mortels. Malgré tous les efforts du monde, il peinait la plupart du temps à réfréner sa verve assassine et à se montrer agréable lorsque son humeur était en dents de scie. Aujourd’hui n’y faisait pas exception. Le mage haïssait déjà l’idée de cette formation pratique et le fait d’être contraint à faire quelque chose qui le révulsait. S’ajoutait à ça sa fierté indécrottable qui lui rappelait que cet exercice serait forcément humiliant et préjudiciable pour son image qu’il aimait contrôler, à l’image de sa vie simple et codifiée. Et comme si ça ne suffisait pas, on ne l’avait pas laissé se la couler douce, ni faire le minimum requis sans lui taper sur les doigts. Le couple martial s’était montré intransigeant et bien plus dévoué à la tâche qu’il ne l’imaginait. S’il n’était pas d’aussi mauvais poil, Morrigan aurait presque pu leur reconnaître cette qualité. Mais c’était encore trop tôt pour se laisser amadouer par leur bonne volonté, eux et leurs objectifs sportifs irréalisables…

Les limites ne tardèrent pas à être franchies avec une question odieuse de trop dans l’équation. Ryuusei était furieux, au point de le fusiller du regard avec une attitude qui lui rappelait un animal enragé. Avant qu’il ne puisse définir lequel, l’érudit sentit ses muscles se raidir et sa gorge se serrer sous l’impulsion de son regard sanguin et inquisiteur. Son corps refusait de répondre aux signaux envoyés par son cerveau et sa voix ne daignait pas se fléchir malgré ses tentatives pour mettre ses cordes vocales en exergue. Un grand reptile. C’est ce à quoi l’instructeur lui faisait penser présentement avec ce regard incapacitant. C’était le message chimique que ressentaient les proies face un prédateur. Pourtant, derrière la frustration et la paralysie, il n’y avait rien d’autre. Morrigan était sidéré, au sens propre du terme mais aussi parce qu’il réalisait à ses dépends que quelque chose ne tournait pas rond dans son esprit lacunaire. N’importe quel humain digne de ce nom aurait été frappé par la peur en constatant que son corps refusait de bouger et qu’un individu, fort et intraitable, vous menaçait de la sorte sous le coup de la colère. Et pourtant, rien, en dehors de sa lassitude ordinaire et de son agacement déjà palpable depuis le début de l’interaction. A croire que même son esprit se fichait de survivre en l’état actuel des choses.

La voix d’Harmonie mit fin à ce drôle état de stase et le mage sentait encore ses articulations un peu engourdies au moment de les mobiliser à nouveau par réflexe. Ses accusations l’agaçaient parce qu’elles dressaient un portrait peu élogieux de sa personne. Qu’il joue à l’idiot et se perde en provocation passait encore pour une mauvaise manie mais lui sommer qu’il était complètement indifférent au sort de ses coéquipiers en était une autre. Elle le pensait vraiment aussi insensible ? Oui, et cela n’avait rien de bien surprenant quand on pensait au fait qu’il n’avait pas eu peur de la capacité paralysante de Ryuusei et qu’il n’avait pas su s’arrêter dans sa bravade. C’était le genre de personne pour laquelle il passait et le télépathe ne pouvait que s’en prendre à lui-même.

« J’exagère peut-être » admit-il en mettant l’emphase sur le modalisateur tant le reconnaître lui écorchait la bouche. « Comme nous tous, à différents degrés. » dit-il cette fois-ci plus sèchement en regardant brièvement tour à tour les deux hommes.

Certes, il n’aidait pas à améliorer ou apaiser la situation. Mais Morrigan restait persuadé qu’il n’avait pas mérité l’entièreté de ces traitements. Entre les remarques puériles surenchéries du grand blond et l’instructeur qui s’était emporté de la sorte, il était bien en droit de se montrer un peu grinçant. Sans en rajouter une couche pour autant, il ne tiqua même pas quand Ryuusei leur intima de cesser leurs enfantillages. Ils voulaient le dernier mot ? Que ce la ne tienne. Il retourna bien vite à sa lassitude habituelle en haussant les épaules. Il s’était résolu à ne pas répondre à Mike et à ne pas laisser l’occasion aux deux instructeurs d’ajouter d’autres remarques acerbes à l’addition.

C’est dans le même état d’esprit d’abattement général que l’érudit suivit les instructions d’Harmonie sans grande conviction. Jusqu’à finir par tout simplement baisser les bras, au profit du spectacle offert par l’autre groupe. Malheureusement, le repos ne fut que de courte durée puisque la femme-lapine avait fini par remarquer rapidement leur petit manège. Sa réaction fut prompte et volcanique, cédant à un déchaînement que le mage n’avait pas vu venir. Il ne comprenait pas bien ce qui avait précisément déclenché cet élan d’animosité mais le télépathe avait compris avoir touché une corde sensible. Derrière la colère explosive, bien que maîtrisée par son instigatrice, le chagrin se discernait jusque dans ses oreilles plaquées contre son crâne. Morrigan soupira d’un air mi-flegmatique mi-désemparé. On allait encore dire qu’il n’avait encore aucun égard pour les sentiments des autres alors que ça l’ennuyait de l’avoir visiblement contrainte à se remémorer des souvenirs délicats et probablement douloureux. Autrement, Harmonie n’aurait certainement pas perdu son sang froid pour une vulgaire histoire d’entraînement. C’est en tout cas l’image qu’il s’en faisait, après l’avoir vu agir et entendu les rumeurs à son sujet. Et puis qu’est-ce qu’il dirait à Elizabeth s’il savait avoir blessé sa petite protégée avec son caractère irascible ?

Toute cette histoire était bien ennuyante. Les choses n’étaient pas supposées prendre cette tournure. Pourquoi devait-il traiter avec les crises de nerfs des gens alors qu’il ne les méprisait même pas tant, contrairement à leurs fichus exercices ? Et puis elle y allait fort en disant qu’ils souhaitaient mourir en ne suivant pas de banales instructions imposées par la guilde de manière générique. Morrigan regardait la cohorte hésiter d’un air songeur en distribuant quelques regards déplaisants à ceux qui attendaient sur lui pour prendre une décision. Certains étaient partis timidement, tous penauds à l’idée de se faire réprimander davantage par la femme aux cheveux flamboyants. Les autres s’étaient contentés de vaguement rester dans l’expectative avant de baisser les yeux d’un air désolé. Ça valait bien le coup de suivre son mauvais exemple si c’était pour l’assumer de la sorte… L’érudit secoua la tête d’un air désapprobateur avant de chercher à comprendre ce qui était en train de se jouer. La question du deuil et comment s’en prévaloir revenait sur le tapis. Pour le couple, protéger ce monde et leur entourage avait du sens. Mais lui n’avait rien à protéger, en dehors de sa modeste vie qu’il ne mettait pas franchement à l’épreuve. Pour autant, il n’acceptait pas le constat d’insensibilité qui lui avait été adressé, pas plus que les remarques cinglantes sur son manque de détermination. Après avoir claqué la langue d’un air agacé, il se résolut à faire amande honorable, à sa façon.

« Vous aurez ma mort sur la conscience ! » pesta t-il en retirant l’attache de son pardessus qu’il jeta par terre afin de se délester du tissu superflu. « Enfin. Pas au sens propre... » se corrigea t-il maladroitement dans la foulée, ne voulant pas faire d’amalgame avec le sujet qui la peinait.

Pas question de se risquer à une nouvelle vague d’émotions négatives en retombant dans ses travers. Il avait perdu toute contenance dans sa colère en se justifiant mais il eut la présence d’esprit de ne pas se ridiculiser davantage en suivant le mouvement de foule qui commençait à courir sur le tour du terrain d’entraînement. Après l’épreuve de force, l’endurance n’était pas non plus sa tasse de thé. Il s’essoufflait rapidement à cause du manque d’exercice et fustigeait de temps à autre d’un regard noir ceux qui daignaient le regarder d’un air moqueur ou compatissant. Harmonie n’avait guère été indulgente en leur demandant de courir de la sorte après avoir enchaîné les séries d’exercices au sol. Mais cette fois-ci Morrigan se contentait de râler en son fort intérieur, jusqu’à ce qu’il n’ait de toute façon même plus le loisir de s’énerver, dépossédé de son énergie par ce rituel barbare.

A bout de souffle, le mage fut enfin libéré de son supplice et resta un moment immobile, les mains sur ses jambes légèrement fléchies afin de récupérer. Avec toute cette agitation, il n’avait même pas pu assister à la performance de Mike, arrivant au moment où l’échange avait déjà échoué en dépit des encouragements de Ryuusei. Morrigan gratifia l’instructeur d’un simple petit rire nerveux à sa nouvelle tentative de sermon, de toute manière trop éreinté pour répliquer avec véhémence.

« C’est… adorable de vouloir me pousser à me dépasser… par psychologie inversée. » dit-il encore un peu essoufflé, diminuant ainsi la portée sarcastique de ses propos. « Mais je ne prétendrai pas faire mieux. »

L’imbécile heureux qui lui servait de coéquipier avait ouvert des yeux ronds et suspicieux en sa direction, cherchant la raillerie sous-jacente derrière ses propos ou les prémisses d’une remarque assassine.

« Euh… merci ? Je vais faire de mon mieux pour progresser ! » entonna Mike d’un air hésitant avant de reprendre son zèle habituel auprès de l’instructeur.

Cet idiot pensait qu’il le complimentait… Alors que ce n’était pas un exploit de faire mieux que lui en matière de simulation de combat. Morrigan n’avait plus l’énergie et la patience d’avoir à lui expliquer quelque chose d’aussi logique. Il haussa simplement les épaules d’un air vaincu et dépité. Si ça pouvait le rendre un peu moins pénible de penser une telle aberration, tant mieux. Cette situation risquait de devenir embarrassante maintenant qu’il s’était un peu radouci alors le mage préféra y mettre un terme de lui-même en ignorant .

« Bon. Qu’on en finisse... Avant qu’on ne me reproche encore de tirer au flanc... » dit-il en faisant la moue et en se redressant.

Harmonie leur avait après tout annoncé qu’ils s’entraîneraient à manier diverses armes et il devait servir à nouveau de défouloir à Ryuusei. Son agonie était encore loin d’être terminée...

Son problème avec la hiérarchie ne datait probablement pas d’hier. Quand on pensait déjà au fait que son propre instructeur l’avait trahi sans aucune explication… Il y avait de quoi se montrer séditieux. Mais Morrigan devait bien admettre que ces deux-là avaient eu le mérite de supporter ses sautes d’humeur. Dans d’autres circonstances, il pourrait même admirer objectivement leur résilience. Pour l’heure, le mage en était incapable, tant ce duo d’acharnés s’étaient mis en tête qu’ils pouvaient tirer quelque chose de lui et de sa mauvaise foi. En le prenant par les sentiments, il avait même réussi à être un peu moins désagréable. Harmonie semblait s’être apaisée à en juger par ses mesquineries, il avait donc gauchement plus ou moins réussi à se racheter.

« Quelle drôle d’idée d’attendre quelque chose des autres... » grommela t-il en sentant un point de côté le harceler dès le début de sa course.

Une fois cette course des enfers achevée, le mage reprit péniblement son souffle, en remarquant que sa tête lui tournait. Il n’était pas bien vieux et pourtant son corps lui rappelait encore à quel point il était rouillé face à tous ces efforts. N’ayant plus la force de répliquer l’espace d’un instant, l’érudit avait laissé couler une remarque cinglante de Ryuusei et même vaguement complimenté la prestation de Mike, qu’il n’avait cependant pas pu voir de ses propres yeux. La pause fut malheureusement de courte durée pour ceux qui n’étaient pas allés au bout de l’entraînement précédent et dont il faisait évidemment partie, en bon cancre sportif qui se respectait.

Les consignes de l’instructrice étaient simples. Pour ne pas donner l’impression de se reposer sur ses lauriers, il fallait s’entraîner à la pratique de diverses armes. Harmonie, qui avait déjà montré ses talents à l’arc, n’avait pas à rougir non plus de sa prestation à l’épée, qu’elle planta sans mal dans une cible en mouvement. Morrigan devait bien admettre que c’était un peu agaçant de la voir exceller dans tous les domaine, parce qu’elle lui renvoyait l’image contrastée de ses propres lacunes. Par facilité, son choix se porta sur une rapière. L’arme ressemblait au fleuret d’entraînement, dont il était familier. La lame était cependant plus lourde et la garde était plus massive et grossière que ce à quoi il avait autrefois été habitué.

Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas tenu une arme de ce type. Le constat du mage était plutôt amer tandis qu’il retrouvait des gestes protocolaires. Il se tint le buste droit, de profil, avec les épaules effacées comme on ne lui avait que trop rabâché. La mécanique du geste lui rappela les entraînements d’antan, à l’époque où il n’était pas encore question de télépathie ou de caractère dissident. L’érudit se souvenait alors de pourquoi il haïssait autant ce type d’exercices. Bien qu’il détestait déjà cette forme de torture, son père était unanime sur la question : tu seras un homme, mon fils. Autrement dit, tu connaîtras l’humiliation, l’exigence absurde et son lot de contradictions. Tu devras apprendre à te battre pour la forme, comme tout bon noble digne de ce nom, mais jamais tu ne te battras vraiment en dehors de ces parades absurdes, parce que nous ne sommes pas des chiffonniers. Si tu fléchis, tu seras puni. Si tu ne fléchis pas, tu seras puni. Si tu ne te blesses pas, c’est que tu ne t’es pas suffisamment investi. Si tu te blesses, c’est indigne de ton rang. En y voyant de plus près, ce n’était pas étonnant que l’autre traître soit devenu un père de substitution. Par chance, il était né avec les avantages de son genre. Une femme n’aurait jamais eu le luxe de se rendre à la bibliothèque ou de sortir sans se faire chaperonner, aucune issue n’aurait alors été envisageable.

Même en mouvement, la cible n’était pas très difficile à atteindre. Grâce à son action machinale, que le télépathe reproduisait bêtement et avec autant d’entrain que s’il lisait un très mauvais livre, l’estoc touchait la cible. En revanche, comme l’exercice était rébarbatif, il finissait par avoir mal au bras et ne mettait ainsi pas la force nécessaire pour planter sa lame dans le bois. Morrigan avait fait plus ou moins bonne figure le temps qu’Harmonie puisse confirmer qu’il n’y mettait pas trop de mauvaise volonté. Quand d’autres élèves avaient le malheur de l’observer du coin de l’œil, probablement par surprise de le voir essayer de faire quelque chose au lieu de saboter une fois de plus l’exercice, l’érudit les assassinait du regard pour les enjoindre à observer autre chose.

Au prochain roulement, qui devait leur permettre d’alterner entre combat rapproché et distance, le mage prit un arc par défaut. Après tout, son instructrice s’en était très bien tirée en leur faisant une démonstration à son arrivée, c’est que ça devrait être dans ses cordes. En se plaçant à l’intervalle indiquée, il suivit les instructions pour essayer de tirer sa première flèche en direction de la cible. Mais pour une raison quelconque, la corde tremblait tellement quand il essayait de la tendre, que la flèche partait n’importe comment sans qu’il n’ait l’opportunité de viser. Au lieu de se rendre à l’évidence sur son manque de force dans les bras, qu’il n’était pourtant pas sans savoir, le mage se mit à pester intérieurement en recommençant, en vain. Elle mangeait quoi Harmonie, pour avoir des biceps en acier ? Ca avait l’air tellement facile quand elle en faisait la démonstration… Comme Morrigan avait bien trop de fierté et d’aplomb, il profita de la présence de la lapine pour lui signaler son problème.

« Je crois que mon modèle est défectueux… La corde tremble à chaque fois, ce qui fausse la trajectoire. » lâcha t-il très sérieusement.

Finalement, après avoir vu Harmonie s’en servir, le bilan fut rude : le défaut ce n’était ni la corde, ni le bois mais son utilisateur. Très bien… Et franchement ? Il n’avait même plus la foi d’en rougir. L’entraînement autour du maniement des armes touchait à sa fin et les participants se préparaient déjà mentalement à changer de groupe. Pendant ce flottement, Morrigan put assister au bilan de Ryuusei et ce dernier n’avait pas hésité une fois de plus à mettre en exergue les différences complémentaires entre lui et le grand dadais.

« Faudrait-il encore que la personne m’écoute... » répondit-il en haussant les épaules. « C’est fatiguant de gagner l’estime de quelqu’un alors à quoi bon gaspiller son temps ? »

Morrigan était arrivé à cette conclusion : si on ne savait pas se battre ou si on n’était pas doté de la sacro-puissance d’essence, la valeur d’un Portalien était réduite à zéro.

« Ben… moi je t’écouterais ? Même si t’es chiant et que tu ressembles à une crevette. » lâcha contre toute attente Mike.

Le mage se surprit de son intervention. Est-ce qu’il avait dit ça par pur esprit de contradiction ou pour se faire bien voir des instructeurs après leurs démêlées ?

« Brave bête ~ » se contenta t-il de lui répondre avant de le laisser rejoindre son nouveau groupe.

Ben quoi ? Il n’allait quand même pas se laisser attendrir aussi facilement, même si le bougre n’était pas méchant. Et puis, il était sûr, au fond de lui, que ça le motiverait pour l’atelier suivant. Il n’aurait qu’à penser à quel point il l’agaçait pour gagner en énergie.

« Même consigne que pour les autres ? » demanda t-il à Ryuusei en recentrant de lui-même l’attention sur l’exercice sans qu’il n’ait besoin, pour une fois, de le faire à sa place.

Les deux cruches, quant à elles, tentèrent une dérobade de dernière minute pour échapper aux griffes d’Harmonie.

« Monsiiieur ? On se sent pas très bien depuis qu’on est passées… Je crois qu’on a un traumatisme crânien. » dit l’une d’entre elle en pointant la bosse sur son front alors que l’autre acquiesçait vivement de concert.

« Ah ça… Difficile d’en douter. » maugréa Morrigan en faisant un sourire pincé chargé de sous-entendus dépréciatifs, nul doute en tout cas que leur tentative serait vaine.

Profitant de l’agitation causée par ces deux imbéciles, le télépathe se retrouva au milieu d’un conciliabule entre les participants de son groupe, qui entendaient faire mieux que celui d’avant. Morrigan se surprit à nuancer certaines idées ou à en initier des nouvelles pour leur proposer de tirer partie de leurs atouts. Au moins, il ne s’ennuierait pas en assistant à leurs essais et… une partie de lui avait envie de le mettre en déroute, histoire de lui donner la monnaie de sa pièce.