Entre Vieux, on se retrouve | PV : La Doyenne

Les vieux. Si Gryphon n’aimait pas les jeunes, il fallait avouer que les vieux n’étaient pas mieux. La plupart des vieux étaient des chiards lorsque Gryphon avait la barbe blanche. Les autres n’étaient même pas nés.
La Guilde avait un rituel. Tous les dix ans, elle appelait ses anciens à se réunir. Ses retraités. Luna n’avait pas voulu venir. Gryphon était prêt à refuser, mais Rex avait promis de venir… pour se rétracter au dernier moment.

L’enfoiré. Ce fils de Billy de Rex. Il l’avait fait exprès, Gryphon en était persuadé.

Pour faire chier le plus possible, il avait pris sa forme de griffon et prenait beaucoup de place.
La musique était nulle. Et pourtant, Gryphon n’était pas particulièrement exigeant.
Des jeunes pousses étaient présentes aussi. Ils faisaient semblant d’écouter. C’était évident. Évident et énervant.
Dans une autre pièce, il y avait l’animation principale : un bingo. Un PUTAIN de bingo.
Cette… fête n’était qu’une vaste blague. La Guilde devait vraiment aimer perdre de l’argent pour vouloir faire ça tous les dix ans. Gryphon était mécontent.
Et en plus, il n’y avait pas d’alcool.

Alors que Gryphon regardait autour de lui, il aperçut alors une dame qu’il voyait depuis… quoi ? Deux siècles ? On l’appelait la Doyenne, la jeunette. C’était ironique.

« Tient vieille bique, t’es encore en vie ? »

Commença Gryphon, pour l’aborder. Il s’approcha d’elle et se posa. Conservant sa forme de griffon, il s’essaye à côté de la vieille humaine.
C’était quoi déjà son nom déjà ? Bah, ce n’est pas important. Elle mourra avant Gryphon, de toute manière. Il lira le nom sur la tombe de vieille.

« Dit, qu’est-ce que tu d’viens ? »

Il n’avait pas vraiment envie de parler, mais la vieille semblait être un compagnon bien plus intéressant que la majorité des autres vieux imbéciles ou les jeunes crétins de la Guilde.
Gryphon avait soif, et puisqu’il n’y avait pas d’alcool, il boirait bien une conversation un peu près constructive.

Les jeunes. Si la doyenne n’aimait pas les jeunes, il fallait avouer que ce descriptif collait à un peu trop de monde à son goût, incluant la totalité de la pièce présente et le tas gâteux de séniles purulents qui en constituait la masse informe à ses yeux.

Parce qu’ainsi étaient la plupart des portaliens : trop jeunes et cons… ou trop vieux et séniles, même si toujours trop jeunes pour elle. Quant à leur heure de gloire, elle durait à peine quelques années, ce qui aux yeux de la doyenne était l’équivalent d’un clignement d’œil, oublié en quelques temps. En plus, quand on savait ce qu’ils faisaient de cette période de gloire, il y avait de quoi se taper la tête contre les murs.

Mais non, la vieille dame s’était contentée de maintenir les apparences et son sourire face à ce bavoir géant qu’était la réunion des anciens.

Même si, il fallait l’avouer, rien ne lui avait plus cassé les gonades que d’apprendre que, une fois encore, le clou de la soirée serait un bingo, ainsi que d’entendre ce jazz moisi lui écorcher les oreilles.

Elle lorgnait du côté de ses aiguilles avec lesquelles elle était en train de tricoter un joli pull rouge carmin, bien qu’en réalité elle était en parallèle en train d’imaginer les cent-vingts façons dont elle pourrait user de ce tas de laine infâme pour assassiner quelqu’un dans son sommeil.

Enfin, assassiner. Elle traduisait dans sa tête ce mot par “mijoter des petits plats”, au cas où un démon télépathe comme elle en avait déjà connus dans sa carrière arriverait à lire dans ses pensées. Cela donnait des phrases marrantes du style “je peux mijoter des petits plats en enroulant le pull et en le serrant fort jusqu’à extraire le jus”, annonce qui refroidirait l’envie de quiconque lirait dans son esprit de goûter à sa cuisine, mais ne révélerait rien de compromettant.

Toutefois, il lui tardait d’utiliser ses aiguilles pour une action plus décisive et sanglante. Après ce qu’elle en avait fait dans la journée, il leur aurait bien fallu quelque limage afin de les retailler en pointe d’ailleurs.

Toujours est-il que, lorsque le griffon se posa à côté, elle leva à peine un sourcil. Enfin un vieux, un vrai. Un pour qui elle pouvait avoir du respect, mais aussi de la méfiance. Parce qu’il était de ceux qui, pour avoir vécu plus longtemps qu’elle, semblait prouver au monde qu’il ne passait pas son temps à crever à la première connerie venue.

Elle lâcha une légère grimace qui se transforma en un sourire radieux puis sénile lorsqu’il l’appela “vieille bique”, avant de rétorquer avec douceur :

“Ah mais c’est ce charmant Fripon ! La dernière fois que je t’ai vue, tu … tu avais quoi, une ride de moins ?”

Puis, lorsqu’il lui demanda ce qu’elle devenait, elle se prit au jeu et déclara, toujours sur son ton enthousiaste :

“Oh, tu sais, moi, hormis l’arthrite je vais toujours aussi bien, mon petit Fripon. J’ai adopté un chien, tu sais. Et s’il envoie du sable un peu par-ci par-là hors de sa litière, la vie continue on va dire.”

Elle laissa planer  un instant de silence avant de déclarer, avec un sourire renouvelé :

“ Et toi donc, c’est bien là première fois que je te vois là, à ces fêtes. Soudain passionné par le bingo ? Qu’est-ce qui t’amène donc ? Pas l’envie de danser j’espère ?”