Wouf c'est chou, le métal ça fait mal |Céleste|

Qu’est-ce que ce bruit ? On aurait dit un cri plaintif. Suspicieuse, la jeune femme décida de faire un détour par la ruelle d’où l’on entendait des voix. Elle avança à pas feutrés sur les larges pavés trempés par la pluie récente jusqu’à apercevoir quatre, non cinq, silhouettes formant un arc-de-cercle autour d’un mur. Étrange. Allys resta immobile et silencieuse jusqu’à ce qu’un rire gras laisse place à nouveau au son empli de terreur. Là c’était certain : Ces hommes étaient en train de faire du mal à quelqu’un ! La cendrée surgit alors en pleine rue, les bras croisés et le ton accusateur.

« Eh, vous faites quoi là ?! »

L’un d’entre eux se retourna pour jeter un regard irrité à l’étrangère venue le perturber. Un homme grand, longiligne qui, en un pas, avait presque franchi la distance le séparant de l’ingénieure. Elle resta le fixer sans ciller pourtant l’inconnu avait cette apparence atypique qui pourrait en intimider beaucoup. Les joues creuses, la mâchoire saillante et deux yeux étriqués au regard mauvais, presque fou. La démarche de l’homme semblait nonchalante, pourtant Allys aurait juré voir les veines sur les larges mains gonfler sous l’agacement, prêtes à se serrer en poing.

« Y a rien à voir, gamine, passe ton chemin. »
« Gamine ? » reprit la jeune femme, glissant déjà une main dans sa sacoche pour se saisir de la longue clé à molette flambant neuve. « Me prend pas pour une idiote, je vous ai entendu. »
« Ah ouais, et t’as entendu quoi ma mignonne ? »

S’approchant encore davantage, l’homme étire ses lèvres d’un rictus, sans doute pour se donner un air encore plus menaçant. Ça ne prend pas. Au contraire, la cendrée sentait son sang bouillir dans ses veines. Impulsive, Allys était une femme au sang chaud. A raison ou non, la jeune femme avait seulement envie de lui éclater la mâchoire. D’autant plus qu’un couinement terrible lui parvint aux oreilles. Ce n’était pas une personne… Un pauvre animal sans défenses.

« Laissez-le tranquille, je ne me répèterai pas. »
« Et tu compte faire quoi ? » rit-il en retour avant de la pousser contre un mur à son tour. « On ne fait que s’amu… »

Le coup de clé dans la mâchoire stoppa immédiatement la phrase. Le second dans l’estomac termina de le laisser sans le moindre souffle. Allys en profita pour s’élancer vers le groupe qui s’était écarté de surprise, laissant à portée de regard le corps de l’être qu’ils avaient impitoyablement maltraité. Un chiot. Un pauvre petit animal à la patte avant atrophiée.

Quels monstres !

La jeune femme serra les dents, la fureur se lisant sur ses traits alors qu’elle s’apprêtait à frapper l’un d’eux avec son arme improvisée mais elle fut stoppée dans son élan, saisie par deux bras puissants, l’un enserrant son cou et l’autre maintenant sa taille dans un étaud solide. Elle eut beau se débattre, rien n’y faisait. Celui qui s’était pris les deux coups de clés à molette en profita pour venir la frapper à son tour, un sourire mauvais clairement affiché sur ses lèvres.

Sous la pluie de coups de poings, le monde se mit à tanguer autour de la jeune femme, la peur et le désespoir venant remplacer la colère incontrôlable qui l’avait saisie plus tôt. Parce qu'elle ne pouvait rien faire de plus, la cendrée avait saisi de ses mains le bras robuste qui enserrait sa gorge, tentant en vain de l’en retirer, s'agrippant de toutes ses forces.

En vain ?
Pas vraiment.

Les tatouages recouvrant son bras droit et sa jambe gauche se mirent à luirent soudainement, se transformant en deux magnifiques prothèses métalliques. L’homme se mit à hurler, le bras broyé sous la force de la main devenue puissante, lâchant soudainement la jeune femme qui tomba à genoux sur le sol détrempé. Mais malgré sa libération, la jeune femme resta atone, le regard vitreux, emprise dans des visions du passé.

C’était pas vraiment le moment pour un petit flashback…

La Douleur, criante, vive, omniprésente, insoutenable. Allys n’avait pas pu crier, ses lèvres incapables de s’étirer. Seuls ses yeux dont des larmes silencieuses avaient roulés sur ses tempes avaient laissé les pupilles dilatées se poser sur les membres déformés, brisés de son corps devenu à l’état d’une poupée de chiffon bonne à jeter. Le néant avait suivi, accompagné d’un vide impalpable, du noir profond de l’inconscience.

Lorsque ses yeux s’étaient rouverts, la Douleur avait disparu, il n’y avait plus que le Néant. Pas la moindre sensation. Les draps étaient-ils glacés comme le bitume ou aussi chauds que des bras réconfortants ? Non, il n’y avait rien. Elle ne sentait rien. Ses bras ? Ah. Le gauche réagissait, difficilement et douloureusement. Elle eut un spasme, comme un rire mourant instantanément. Au moins, elle était vivante, c’est certain. Mais pourquoi avait-elle l’impression de ne pas être entière ? Parce qu’elle ne l’était pas. Pas complètement. Un cri, un râle, s'échappa de ses lèvres. Un son faible mais empli d'horreur. Arrachés. Bras, jambe. Du métal grossier placé à la place de sa chair. Amputée. Elle était… Amputée, remplacée. Une poupée cassée, réparée grossièrement.

Et grondante de Colère. Furieuse, incontrôlable, intense, dévorante. Pourquoi ? Pourquoi !? Chaos, souffrance et incompréhension. Qu'avait-elle fait pour mériter ça ? Injustice. Désir de vengeance.

Des flashs s'ensuivent, d’autres souvenirs qui s'enchaînent, sans suite logique. Ballotée d'un souvenir à l'autre, Allys repasse le fil de sa vie au rythme de ses excès. Des impulsions, des mauvaises décisions et beaucoup de violence. Des poings. Le métal qui s’écrase, se brise, se reconstruit, des rires, des pleurs, de la Rage, encore, Toujours… Sans fin. Cessera-t-elle un jour de se battre ? Est-ce devenu un besoin irrépressible ou une fêlure qu'elle tente en vain de réparer en détruisant tout ce qui se dresse face à elle ? En anéantissant le mal, peut-elle vraiment être quelqu'un de bien ?

Douleur.

Le corps atone s’anime, le regard vitreux se remplit de vie. Les sourcils se froncent, les doigts de chair se posent sur la joue qui s’est réchauffée au contact vif d’une main impérieuse. Allys se redresse, fait face à ce que son instinct perçoit de prime abord comme une menace mais alors qu’elle serre le poing, elle s’immobilise, réalise. Une femme à la chevelure de neige et le regard combattif lui fait face. Comme le sien. Aussi farouche que la cendrée l’était dans une pluie de souvenirs. C’est comme se regarder dans une glace, se confronter à son reflet, différent mais semblable. Allys secoue la tête, chassant cette drôle de pensée. Cette femme, ce n’est pas Elle, mais l'inconnue lui est bel et bien venue en aide, c’est une certitude.

« Merci. »

Allys se retourne aussitôt. Sa tête est ailleurs mais pourtant bien ancrée dans le présent. La Violence envahit son esprit et prend possession de son corps. Le sang afflux dans ses extrémités, fait battre son cœur. La chaleur se répend comme un poison enivrant dans chaque parcelle de la jeune femme, laisse la hargne prendre le relai comme si elle venait seulement d’accueuillir une vieille amie. Violence et Colère ne font qu’un et c’est une sensation agréable de les voir remplacer Douleur et Peur.

Essuyant d’un geste rageur le sang qui s’écoule de sa lèvre fendue par les nombreux coups de poings sur son visage devenue rougeoyant et tuméfié, l’ingénieure s’accroupit prestement pour récupérer la clé à molette tombée au sol sous la panique mais ses yeux se posent sur la main faite de métal. C’est bien la sienne, aucun doute. Ces images étranges, qui se mélangent dans son esprit, sont bel et bien des souvenirs. Et de mémoire, Allys sait s’en servir. La clé saute d’une main à l’autre pour se retrouver dans celle de chair. Autant se défendre avec non pas une mais deux armes. Trois en comptant sa jambe.

Elle fait bien, parce que les individus hostiles se sont munies d’armes de fortune eux aussi et n’attendent pas qu’elle s’habitue à sa nouvelle apparence pour fondre sur les deux femmes. Allys eut tout juste le temps de faire un pas en arrière pour esquiver la lame d’un poignard qu’elle redressa son bras mécanique pour en bloquer le retour. Dans un bruit métallique, l’objet se coince entre ses rouages, décontenançant son opposant et Allys en profite alors pour lui porter un coup de clé à la tempe avec plus de force que les deux précédentes tentatives. Sonné, il sembla onduler, prêt à s’écouler, mais par précaution l’ingénieure le repoussa avant de lui redonner la même politesse. Cette fois, il chuta.

Malgré le combat bienheureux pour la cendrée, c’était loin d’être terminé. Trois des hommes semblaient encore pleinement capables de leur causer du tort. Et ils avaient l'air plutôt remontés.

On pouvait facilement s’accorder d'une chose : la femme arrivée à la rescousse de l'ingénieure n'était pas la douceur incarnée. Brutale et incisive autant par les mots que les actes. Allys, elle, avait l’esprit embrumé par le flot de souvenirs qui l'avait assaillie et ses gestes étaient moins précis que sa comparse. Seul son instinct était un indicateur fiable à sa survie. Le corps de la cendrée se mouvait quasiment seul, piloté par ses réflexes et la colère bouillante qui coulait dans ses veines depuis de nombreuses années. C'était comme de réveiller un volcan endormi. C’est imprévisible, sauvage et sans pitié. La clé en main, Allys contemplait son adversaire couché sur le sol avec un regard sauvage. Quelque chose en elle lui soufflait que ce n'était pas suffisant, qu’il n’avait pas assez payé. Elle ressentait l’envie de le frapper à nouveau et elle ne se retint que grâce à l’intervention de l’autre femme.

Allys s'exécuta sans poser de questions, portant ses mains aux oreilles pour les protéger du mieux possible du cri vibrant de son alliée. Face à elles, les trois derniers hommes encore debout s'immobilisent, hébétés, l’air hagard. C’est maintenant qu'il faut agir, l’ingénieure le comprend aussitôt. Elle s'élance elle aussi à vive allure, poussée par l’adrénaline, avant de bondir sur l’un des hommes. Armant son poing de métal, l'ingénieure l'expédie avec suffisamment de force sur la tempe de son adversaire. La tête ondule sous l'impact, s’affaisse sur le genoux venant terminer de l’envoyer au pays de Morphée.

Pas le temps de réfléchir, l'ingénieure est transcendée, complètement sur pilote automatique. Ces mouvements sont familiers, la brutalité une vieille amie enjouée. Pivotant, la cendrée frappe l'estomac du second d'un coup de pied retourné, s'apprêtant à envoyer un crochet du droit bien senti à la suite mais son dernier mouvement de fait bloquer. Surprise, elle ne réalise que trop tard que le cri magique ne fait plus effet sur lui. Avait-il eu le réflexe de protéger ses oreilles ou bien sa constitution lui permettait de se rétablir plus vite ? Quoi que ce soit, son adversaire en avait profité pour bloquer son bras et tenter de faire chuter son adversaire. Allys se laissa faire mais en l'entraînant à sa suite avant d’en prendre l’avantage. Assise à califourchon sur l'homme, elle se mit à le rouer de coups, prise dans un tourbillon de fureur.

« Arrête-toi, c'est fini… Allys, reprends-toi ! » clamait une voix forte, flottant dans l’esprit de la jeune femme comme si elle venait d'être prononcée. Le passé qui se mêlait si aisément à la réalité, immobilisa le bras suspendu en l'air. Le souffle haletant, les pupilles ambrées dilatées, l'ingénieure contempla le visage tuméfié et inconscient avec l’horreur de la découverte. Aussitôt, elle se releva, reculant de quelques pas, croisant le regard de son acolyte. Celle-ci semblait préoccupée, l’expression étrange. A vrai dire, l'ingénieure ne s'était pas rendu compte de son état et encore moins du sang qui venait imbiber le tissu de son chemisier, sans aucun doute un coup de couteau du dernier homme avant qu'il ne sombre dans l’inconscience.

« C’est fini, je vais bien. Je crois. C’est rien en tout cas, y a plus important. » dit-elle en marchant vers la petite forme recroquevillée contre le mur. Là, elle s’agenouilla. « Tu es en sécurité, ils ne te feront plus rien… »

Les couinements plaintifs de la petite chose se firent entendre mais le chiot se tut, surpris par la main douce venant se glisser entre ses oreilles basses. Les bras qui se saisirent alors de son petit corps meurtri furent un coussin réconfortant, le plaçant contre le coeur de la femme meurtrie elle aussi.

« Je m’appelle Allys. » répond finalement la cendrée à la question posée un peu plus tôt. « J’ignore qui sont ces sacs à merde, je voulais juste sauver ce chiot. Il faut que je… » une grimace tordit son visage alors qu'elle tentait de se relever. « Je dois l’emmener… Il faut le soigner. »

Le royaume des arc-en-ciel et bonbon rose ? Si la douleur n'était pas en train de la faire tanguer, Allys aurait sûrement répliqué du tac-au-tac. Évidemment que le monde n'était pas rempli de Bisounours. Ce n'était pas le cas dans son ancien monde, pourquoi celui-ci y échapperait ? Mais… Pourtant l’Ordre n'était-il pas censé appeler des personnes héroïques pour le sauver ? Visiblement non, il faisait venir n’importe qui et tout le monde se moquait bien de la situation. Même ceux qui interviennent sont devenus complètement blasés, en témoigne la blanche qui venait de prendre le chiot des bras de l'ingénieure. Celle-ci baissa la tête, posant les yeux sur son chemisier taché d’écarlate.

« Ah… Et merde, il va me défoncer. » marmonna-t-elle pour elle-même.

Ne lui avait-il pas dit de faire attention ? Et elle qu’il n’avait pas à s'inquiéter ? C'était raté pour la promesse. Hors de question qu'il s’en aperçoive, Allys refusait d'être un poids supplémentaire. Mais il fallait bien se rendre à l'évidence que des deux c'était bien Hex qui l'a connaissait le mieux. Fichue amnésie. Si elle avait su quelle catastrophe ambulante incapable de se tenir elle était, jamais Allys ne lui aurait fait ce genre de promesse idiote. Heureusement sa contrariété passagère fut aussitôt balayée par une information intéressante qui redirigea son attention sur son interlocutrice.

« Nine Head ? On m’en à dit du bien, a raison visiblement. » dit-elle en fouillant sa besace. « Oui, nouvelle c’est le mot. »

Allys resta succinct dans ses réponses, parvenant simplement à rester alerte alors qu’elle perdait du sang. Les longs discours vont attendre qu'elle se remette sur pied. L’ingénieure trouva d’ailleurs son bonheur dans sa besace : Adieu chiffons, elle s'en achèterait de nouveaux. A défaut de mieux, elle s’en servit pour panser sa plaie. C'était grossier mais cela suffirait pour l'instant. La jeune femme put ensuite se relever, s’appuyant de ses mains pour se donner plus de forces, avant de suivre des pas de Céleste.

Sur le chemin il n’y eut pas d'échange entre elles. L'une concentrée sur le chemin à prendre et l’autre à suivre le mouvement sans flancher. Pourtant, c’est sur le chiot que la cendrée porta son regard, bien plus inquiète de l'état de l’animal que de sa propre condition. Ses membres mécaniques, le flot de souvenirs, son excès de rage et les blessures qu’on lui avait infligés à cause de son intervention, ça, elle n'était pas en mesure de l’assimiler pour l'instant.

Ce trop plein finit malgré tout par l’envahir lorsque les deux femmes pénétrèrent dans la bâtisse de ce qui devait être un médecin. Là, le monde se remit à tanguer, les paroles devenant un brouhaha incompréhensible et le regard vitreux se posant sur leur hôte fut le seul contact direct qu’il obtient de la jeune femme. Elle cligna des yeux, marmonna quelque chose à propos du chien puis ses paupières baissèrent encore jusqu’à être closes. Là, elle s’égara complètement, son corps relâchant la pression dès l’instant où elle était persuadée que la mission de sauvetage touchait finalement à sa fin.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, l’apaisement avait remplacé tout le reste. Combien de temps avait duré son égarement ?  Il était certain qu’elle avait reçu des soins et ceux-ci touchaient presque à leur fin. Sa peau restait douloureuse là où elle avait reçu des coups et sa gorge portait toujours les stigmates de la tentative d’étranglement, mais elle se sentait mieux. Ses membres mécaniques avaient eux aussi retrouvé leur apparence de chair. En baissant les yeux, elle constata également le bandage propre qui avait remplacé celui de fortune.

« Ah ! Vous avez repris vos esprits. » constata une voix d’homme. Le médecin, à en juger par sa tenue.

Celle de l’ingénieure en revanche laissait à désirer. Son chemisier ensanglanté reposait sur une chaise et elle n’avait donc plus que son sous-vêtement. Par réflexe défensif, elle replia ses bras contre elle. Allys n’avait jamais été particulièrement pudique mais pour ce qui se révélait pour elle être une seconde vie, cela ne faisait pas bien longtemps que son corps portait une lourde cicatrice parcourant sa colonne vertébrale. Celle-ci, et quelques autres dont elle ne se rappelait pas encore leur origine, affichaient sur sa peau des marques d’une histoire tumultueuse. Elle n’était pas en mesure d’accepter son état.

« Merci, pour les soins. » dit-elle sobrement. « Où sont les autres ? Céleste et le chiot ? Il va bien ? »
« Grâce à vous, oui. Malheureusement je n’ai pas pu sauver l’une de ses pattes mais il va s’en sortir. Il est avec votre amie, ils vous attendent dans le couloir. »

Le soulagement éclaira le visage de la jeune femme. Encore une fois, elle remercia le médecin, puis elle se saisit de sa chemise pour l’enfiler à nouveau. Malgré l’état du vêtement, il fallait bien avouer que c’était mieux que rien. L’homme profita pour lui donner des instructions quant à son rétablissement et celui de l’animal, l’invitant fortement à revenir régulièrement afin qu’il puisse en suivre l’évolution. Allys hocha la tête, se releva. Elle prit le soin de payer le médecin puis quitta la pièce.