Echo ex praeteritis [Allys]

Jour 2 - Taverne de Portalis

Ville inconnue, souvenirs flous et plus un sous en poche, voilà une combinaison désastreuse. La jeune femme avait eu suffisamment pour s’offrir une chambre de bonne pour un repos seulement. D’ailleurs, Allys n’avait que peu dormi. Pas au point de se dire qu’elle avait jeté son argent par les fenêtres mais assez pour lui coller un mal de crâne lancinant. Cette journée passée… À vrai dire, l'ingénieure n’en revenait toujours pas. Est-ce que tout ceci était bien réel ? Elle avait vraiment franchi un portail vers un autre monde ? L’idée était terrifiante. Pas étonnant, ceci-dit, que sa mémoire ait subi quelques désagréments. Cette forme de magie… ou de technologie, quoi que ce soit, était si avancée et complexe. Largement supérieure à tout ce que la cendrée avait connu jusqu’ici. D’un côté, c’était plutôt fascinant et excitant, mais de l’autre celui lui en donnait des frissons. Cela impliquait qu’elle était seule à présent.

Le réveil avait été compliqué. La jeune femme avait dû se lever tôt pour se préparer malgré ses trois heures de sommeil agité. Il lui avait fallu trouver un travail au plus vite si elle souhaitait avoir un toit sur sa tête la nuit suivante et celles qui suivraient et c’est exactement ce qu’elle avait sollicité la veille.

Alors voilà…

Cheveux relevés, uniforme de travail au corset ajusté rehaussant ses formes féminines, Allys ne se sentait pas à sa place. Elle était bien loin de son cadre de travail habituel. Pourtant elle se tenait avec courage devant une table, un plateau à la main. Sa paume, fébrile, tremblait sous le poids des pichets de bières qu'elle venait apporter. Un sourire forcé se dessina sur les lèvres de la cendrée tandis qu'une perle de sueur froide menaçait d'apparaître à l'idée que tout s'écroule.

« Voilà messieurs. La bière blonde pour vous… » Elle se saisit du récipient d'une main, le posant le plus délicatement possible devant un homme à la carrure aussi épaisse qu'un gorille. « et autre pour vous… »
« C'est pas ce que j'ai commandé. »
« Oh. Euh. Pardon. Je vais changer ça. »

Premier jour, première bourde. Le rouge était monté aux joues de la serveuse débutante. Non seulement faire preuve de sociabilité lui était compliqué mais il fallait faire tellement vite que dans la précipitation et l'inexpérience elle s’était saisie du mauvais breuvage. Mais, avant qu'elle n'ait le temps de récupérer le pichet, elle sentit son poignet se faire saisir. Piquée, l'expression de la jeune femme se fit soudainement sauvage, ses pupilles ambrées fixant les doigts refermés dans une poigne ferme et autoritaire.

« On va le garder. T'es mignonne, ça arrive de faire des erreurs, pas vrai Morgan ? »
« Ouais. T'auras qu'à nous rapporter une brune et on va dire que celle-ci c'est cadeau. »

Sa main. Il avait posé sa sale patte sur elle. Comment osait-il…? La jeune femme ne prêtait même pas attention aux paroles de ces grossiers clients. Ses muscles s'étaient crispés d'instinct, comme une vieille habitude. Sa mémoire physique la rendait sur le défensive, prête à… quoi ? Le frapper de son poing ? Elle ? Ridicule. Elle ferait mieux de faire taire cette rage insensée. Pourtant, elle ne parvint pas à se contenir complètement. Le ton de sa voix s'était fait orageux.

« Vous devriez me lâcher. »

Le grand benêt à sa droite s’était mit à rire. Un bon gros rire gras qu’il communiqua à celui qui avait empoigné la cendrée. Pourquoi ça les faisait rire ? Ils se moquaient d'elle. La prenaient-ils pour une petite créature fragile qui grogne pour se montrer impressionnante ? Des imbéciles dans ce genre, elle en avait rétamé plus d’un ! Ah, non, ce… Cette sensation dans ses entrailles, si violente. Ce n’était pas normal. Non, elle n’avait jamais frappé qui que ce soit. Et il ne fallait pas. Se retenir, souffler. Ne pas se servir du plateau pour le fracasser sur sa tête idiote.

Elle était à deux doigts de faire une grosse bêtise.

Oh non, ce n’était décidément pas sa journée. Alors qu’elle luttait contre ses démons intérieurs qui avaient fortement envie de la pousser à la faute professionnelle et qu’elle tentait de reprendre contenance, son sourire crispé sur les lèvres, un autre homme décida de se joindre à la fête. Lui aussi voulait se payer de sa tête apparemment puisqu’il décidait de s'accaparer la boisson lui aussi.

« Si vous souhaitez la boire, il faudra la payer, m… »

Sa tentative pour s’affirmer tomba immédiatement dans l’oubli. Ce dernier personnage n’était pas là pour rejoindre les deux ivrognes. Il voulait les déloger de la table. D’apparence il n’avait pas l’air bien dangereux, il était loin d’avoir la même carrure que le gorille qui s’était saisie du poignet de la jeune femme. Pourtant, il se dégageait de lui quelque chose de puissant, légèrement effrayant. Les yeux ronds, Allys se crispa davantage, faisant tanguer le plateau qui reposait toujours sur sa paume levée. Aussitôt, l’un des hommes attablé se leva, se grandissant davantage qu’il ne l’était déjà. Le ton monte. Les esprits s'échauffent.

«Alors le nain veut jouer les défenseurs des opprimés hein ? »

Attendez… Le rouquin, il était là pour l’aider ? C’est ce que sous-entendait l’un des clients. La jeune femme ne lui avait rien demandé, il se prenait pour qui ? Cet imbécile avait un si grand égo qu’il préférait provoquer le chaos pour avoir l’air d’un héros ? Allys ne pouvait pas y faire grand chose mais elle pestait intérieurement. A cause de cet étranger elle allait avoir des problèmes.

« A-Arrêtez ! Calmez-vous, o… »

Merde. Le premier coup venait de partir en direction du rouquin après qu’il les ait provoqués une fois de plus. Un craquement sinistre se fit entendre l’instant suivant tandis que ce dernier venait de bloquer l’attaque. Et au lieu de fixer son adversaire, l’homme mystérieux avait braqué ses prunelles sur la serveuse. Instantanément, Allys fut parcouru d’un frisson glaçant. Cet homme. Il n’était pas normal. Cette impression s’intensifia lorsqu’elle vit l’ivrogne le traverser comme s’il n’existait pas. Le reste : les grognements, les débris de verre, le chaos qui envahit la pièce… Rien n’avait plus d’importance que ce qu’elle voyait à ce moment précis. Le plateau glissa enfin de ses mains, venant rejoindre le sol dans un bruit sourd.

« V-Vous êtes un esprit ?... » questionne-t-elle avec incrédulité, la voix blanche.

Un spectre qui provoque un drame généralisé. C’était quoi ça encore ? Dans quel monde bizarre avait-elle atterri à la fin ? Et pourquoi cet homme d’outre-tombe était apparu ici, maintenant, et l’observait avec intensité après être passé au travers d’une vraie personne ? Pourquoi venait-il vers elle ? Il lui voulait quoi ?...

Pétrifiée, Allys sentait son cœur battre à tout rompre, une sensation d’étouffement l’empêchant de ventiler normalement. Son regard ambré dévia rapidement. La jeune femme était incapable de soutenir le regard de cette apparition éthérée, ou vivante, ou quoi que ce soit. Elle réalisait seulement qu’elle se trouvait en plein milieu d’une bagarre. Une bagarre totale et généralisée dans la pièce entière. Parce que, oui, dans les tavernes un crochet du droit est la maladie contagieuse la plus rapide de l’univers. De tous les univers visiblement.

« Mais qu’est-ce que vous avez fait bordel ?! » s'était-elle mise à s'écrier soudainement pour expulser ses émotions, lui envoyant des reproches à la figure avec une facilité déconcertante. « Je vous ai rien demandé d’abord, j’ai l’air d’une demoiselle en détresse peut-être ?! A cause de vous je ne peux plus travailler, vous êtes content ?! »

Loin de s’émouvoir des états d’âmes de la serveuse en herbe ou de s’inquiéter du chahut ambiant, l’inconnu était tout à son aise assit nonchalamment contre le mur, la bière à la main. Cela dit, puisque rien ne pouvait le toucher, il avait de quoi se sentir à l’aise. Ce n’était pas le cas de la jeune femme bien que les clients ne la visaient pas particulièrement. Toucher à la main qui te nourrit n'est jamais une bonne idée. De ses dires, elle n’avait rien à craindre pour son travail. Peut-être… Il fallait bien avouer que la seule personne qui dénote dans ce lieu sordide c’est bien cette frêle et jeune blondinette tout droit sortie d’études supérieures. Mais aussi ingénue qu'elle était, Allys n'était pas idiote. Cet inconnu s'était volontairement interposé.

« A d’autres tient. Si vous vouliez boire en paix vous auriez trouvé une AUTRE table. Je suis nouvelle mais pas stupide, faut pas pousser. » grommelle-t-elle en retour.

Ce rouquin désinvolte pouvait bien faire comme si rien ne l’atteignait, il n’empêche qu’il avait aidé la jeune femme - d’une drôle de façon certes - et prenait le temps de discuter avec elle, s’y intéresser l’air de rien. S’il était aussi désintéressé, pourquoi s’en donnait-il la peine ? Allys, elle, n’avait pas grand choix. Traverser la salle au risque de se prendre un objet volant non identifié ou rester dans un coin relativement calme et attendre que la tempête passe ? Le choix n’était pas difficile. Rester. Même si elle causait avec un type éthéré désinvolte et antipathique.

Ce grand fou lui proposa une troisième solution, complètement démente : se joindre au combat pour tenter d’arrêter les combats. La cendrée dévisagea l’homme, un rire nerveux glissant hors de ses lèvres lorsqu’il continua sur sa lancée avec des arguments vides de sens pour elle.

« Vous m’avez bien regardée, j’ai l'air d’une combattante peut-être ? Ne soyez pas ridicule. »

Pourtant, au lieu de hurler comme une fille normale en se cachant sous la table, la jeune femme avait instinctivement bougé les jambes dans une posture qui lui permettrait d’esquiver un mouvement à son encontre. Allys ne s’en rendait malgré tout pas compte, ignorant qu’elle était l’écho d’une femme ayant au contraire un palmares impressionnant en matière de combat à mains nues, et souvent fortement alcoolisée. Mais cette version de l’ingénieure était plus jeune, inexpérimentée et beaucoup moins assurée.

«Et puis, il y a quand même mieux à faire que de travailler ici, ça doit à peine payer à manger... » lui dit-il, déviant le sujet.
« Ce n’est pas comme si j’avais eu le choix non plus. On ne choisit pas de servir des crétins imbus de leur personne de son plein gré. »

Il était marrant avec son affirmation évidente, comme si devenir serveuse sous-payée était une passion pour le commun des mortels ? Mais il en faut. Et y en a, comme Allys aujourd’hui, qui doivent faire avec pour survivre un minimum. Pourquoi se sentait-elle obligée de se justifier d’ailleurs ? Cet inconnu lui donnait envie de parler, de se lancer lancer sans des joutes verbales comme s’il pouvait bien lui servir d’exutoire à son trop plein d’émotions négatives.

« C’était pas non plus mon plan de me retrouver coincée avec vous au milieu d’une bagarre. D’ailleurs, arrêtez de me tutoyer comme si on était proches tous les deux. Je ne vous connais pas et j’en ai pas l’intention. Dès que je peux me barrer de cette ville de dingue, je retourne chez moi. »

A bien y regarder, effectivement le rouquin ne payait pas de mine. Cela dit, il se dégageait de lui quelque chose de puissant, un petit quelque chose qui échappait à la jeune femme. C’était sûrement dû à son assurance. Allys avait l’air d’une petite poupée de porcelaine prête à se briser. Un peu hargneuse mais inoffensive. Elle n’avait d’ailleurs aucune idée de ce que pouvait être une “garde” et ça se voyait à son expression qu’elle ne voyait pas où l’homme voulait en venir.

De toute manière, la jeune femme n’était en accord sur rien avec l’inconnu. Elle n’en avait aucune envie. Ce travail était dégradant et devait absolument rester temporaire, cette histoire de guilde qu’on sert de bon gré en étant traité comme des moins que rien ? Hors de question qu’elle s’inflige ça. Sa vie était ailleurs, en dehors de cette ville et de ce… Monde. Ca, il fallait qu’elle l’admette : Elle n’était plus chez elle. Mais qui avait donc décrété qu’on ne pouvait pas revenir en arrière ? Allys était une ingénieure surdouée, elle avait obtenu son diplôme si jeune qu’elle en avait été un exemple. Un portail de retour ? Ah ! Si cela devait être son objectif, elle y arriverait. Elle y arrive toujours. Elle doit y arriver.

En attendant, elle avait un autre casse-tête à résoudre juste sous les yeux. Il était têtu, autant que son homologue féminin d’ailleurs. Et il venait de titiller son intérêt par un geste bien anodin. Non pas que le fait de fumer soit digne de son intérêt, pas de cette cochonnerie dans ses poumons. C’est l’objet en question qui alluma une petite étincelle dans ses pupilles. Un étui composé de mécanismes. Très ancien à n’en pas douter mais d’une magnifique facture.  

« Quel casse-pied. » soupira-t-elle. « Très bien monsieur “je suis pas ton ennemi”, amusons-nous. »

Le ton ironique s’entendait clairement dans sa voix. Cependant, elle tira à son tour une chaise pour se poser à côté de l'éthéré, jouant le jeu puisqu’elle venait de trouver un intérêt. S’il voulait en apprendre davantage sur elle, il devrait en faire de même en toute logique. Allys avait bien envie de découvrir d’où provenait l’étui. La finition de l’objet était si spécifique qu’elle s’étonnait de la voir ici même si elle avait pu voir que la mécanique existait dans ce monde.

« C’est peut-être impossible de rentrer pour toi mais moi je viens d’arriver et je n’ai pas l’intention de baisser les bras. Je ne l’ai jamais fait et je compte bien tout faire pour comprendre comment ces stupides portails fonctionnent et inverser le mouvement. Là d’où je viens, les inventions c’est mon passe-temps, mon travail et… Un peu de ma vie entière en fait. Ca, c’est juste un challenge de plus. Je préfère le voir comme ça. »

Levant le menton, la jeune femme laissa son regard dériver sur les lattes du plafond. Sa main droite venant glisser le long de son tatouage dans un geste machinal bien que étrangement frustrant. Elle poursuivait son récit, bien heureuse qu’on l’écoute au final.

« Chez moi, c’est un peu vaste. Je suis une nomade. J’ai connu les contrées désertiques tout autant que les immeubles grimpant si haut qu’on pourrait toucher le ciel. De la magie ?... Pas là où j’ai vécu, les mages étaient mal vus. Non. En faite, là où je vivais je fabriquais ce genre de chose. » indique-t-elle en pointant du doigt le briquet tenu dans la main de l’étranger. « Ca m'étonne de voir que ça existe ici aussi. Il est d’une très belle facture d’ailleurs. Un peu vieux cela dit, il mériterait une petite révision pour retrouver son éclat. »

Une idée lui venant, elle se redresse, se tourne vers le rouquin, le fixant de ses yeux ambrés avec une insistance annonçant déjà une demande à laquelle la jeune femme ne voudrait en aucun cas voir refusée.

« Je peux le faire. Pourquoi ne pas me payer pour une prestation où j’excelle ? C’est plus coûteux qu’une pauvre boisson merdique dans un taudis mais... Tu me dois une bière de toute manière. Ce n'était pas gratuit. Alors disons que c’est une offre honnête et qu’au passage tu règles ta dette. »

Fabuleux, il acceptait. L'inconnu en avait même d'autres dans le genre et si Allys parvenait à relever le défi, elle aurait le droit de s'en occuper également. Cet étrange homme était du pain béni au final. Adieu son costume outrageux, les odeurs de bières et autres désagréments de la vie d'une serveuse. Bienvenue aux longues heures de travail minutieux et passionnant. Le rouquin lui donnait l'occasion parfaite d'exercer son art et il ne posait pas d'objection à cela. Au contraire, il avait de l'argent à revendre et du temps. Si la seule clause obligatoire du contrat était l'excellence et de l'observer travailler, aucun risque qu'elle ne perde ce client tout juste ferré.

« C'est honnête et légitime. Tant que tu ne bavasses pas trop pendant que je bosse, ça me va. » confirme-t-elle. « Je peux les prendre un instant ? »

La jeune femme n'avait pas quitté des yeux le coffret présenté à quelques centimètres de son visage. Les rouages ancrés sur les deux objets provoquaient en elle un sentiment de fascination irrépressible. C'était quasiment viscéral, bien plus qu'une simple vocation. Cette mécanique provoquait en elle un désir ardent d'y toucher. Lorsqu'il déposa entre ses paumes l'étui et le briquet, la mécanicienne fut saisie d'une sensation de déjà-vu. Troublant, pénétrant, si familier.

« C'est… »

Ce fut instantané. Aussitôt une image imprégna son esprit. Elle vit très clairement l'étui et le briquet flambants neufs posés sur une table usée, éclairés dans un faisceau de lumière. En dessous se trouvait un plan détaillé des composants ainsi qu'un schéma lié au fonctionnement. La vision ne dura qu'une ou deux secondes tout au plus mais lorsqu'elle revint à elle, l'ingénieure avait l'impression de connaître à la perfection l'objet. L'avait-elle déjà observé par le passé ?

« ...Magnifique. » ne peut-elle s'empêcher de terminer avec émotion avant de tendre la main pour les lui rendre mais il s'éloignait déjà. « Eh t'es sérieux là, tu veux vraiment que je traverse cette foule de dingue ? »

Faisant comme s'il n'avait rien entendu, le rouquin glissa à travers deux énergumènes, l'air de rien. Un verre gratuit ça se prend toujours mais elle allait faire comment pour arriver jusqu'au bar en toute sécurité ? Allys peste, frustrée par le départ soudain de son comparse qui ne lui laissait pas le choix. Elle n'allait quand même pas rester planter là comme une andouille ? Advienne que pourra, elle décide alors de s'élancer à son tour.

Les premiers pas furent hésitants, l'ingénieure se sentait gauche à cause de sa jambe gauche boitillante et craignait tout autant de bousculer quelqu'un par mégarde que de recevoir un coup ou une assiette en plein vol. Pourtant, alors qu'un homme fut brusquement repoussé vers la jeune femme, son corps ondula avec souplesse, répondant à sa volonté avec une aisance surprenante. Cela a eu pour effet de donner du courage à la cendrée, suffisamment pour qu'elle se fasse confiance dans cette traversée chaotique.

C'est donc sans accroc, s'étant faufilée telle une anguille, que Allys parvint finalement jusqu'au rouquin, déjà assit à l'attendre. Elle s'installa à côté de lui, étonnée de constater que son rythme cardiaque était resté relativement calme. Peut-être avait-elle plus de cran qu'elle ne s'imaginait ou bien n'était-il pas si difficile de se mouvoir au milieu d'une bagarre finalement ? Quoi qu'il en soit, elle était plutôt fière de s'en être sortie sans problème.

« On est bien d'accord, c'est toi qui invite ? » reprécise-t-elle, croisant les bras, témoignant par ce geste qu'elle n'avait pas forcément apprécié cette traversée sauvage à l'aveugle. « Je te laisse choisir pour moi. Je suis curieuse de voir si tu es capable de deviner ce que j'apprécie. »

Finalement, elle se sentait d'humeur joueuse. Au moins un peu.

Les yeux de la jeune femme s'arrondirent de surprise lorsque le rouquin commanda pour elle. Un éclat d'émotion fait même briller momentanément ses pupilles. Si Allys n'était en somme pas bien difficile à satisfaire, il avait tout de même réussi à trouver "la" boisson capable de rendre la cendrée nostalgique. Le rhum ambré aux épices lui rappelait ses racines, sa vie dans les contrées désertiques. Elle y avait passé un grand nombre d'années, c'était là son tout premier foyer. Comment avait-il deviné que ce petit bout de femme blondinet serait une adepte des boissons fortes, d'ailleurs ? La jeune femme avait plutôt l'air candide d'une amatrice de cocktails frais et légers.

« De toute les boissons que tu aurais pu choisir, tu as réussi à trouver ma préférée. » avoue-t-elle sans détours. « Je suis impressionnée. »

Par mimétisme, l'ingénieure leva également son verre, un sourire aux lèvres. Ce fut sûrement le premier véritablement sincère qu'elle adressait à quelqu'un depuis son arrivée. Cet homme étrange lui rappelait son monde à elle. Ces objets mécaniques, cette simplicité d'échange et ces boissons aux arômes familiers. Grâce à lui elle avait pu extérioriser son mal-être et entrevoir une porte de sortie à sa situation étriquée. Celui lui faisait du bien.

« C'est déjà pas loin de me taper sur le système, effectivement. » rit-elle a la mention du surnom. « Je m'appelle Allys. Allys Terasu, future ingénieure reconnue dans tout Portalia. » continue-t-elle dans sa lancée après avoir bu une gorgée, le sourire toujours aux lèvres.. « Ou Lys, si tu préfères, c'est plus simple. Et toi, c'est quoi ton nom monsieur-je-traverse-les-gens ? »

Même s'il ressemblait à un spectre avec ses dons magiques étranges, l'homme devait bien aussi avoir un nom, une histoire. Sûrement moins sympathique et plus sombre que la cendrée d'ailleurs. Qui de parfaitement équilibré irait se commander une bouteille entière de whisky à une heure aussi matinale ?

Il s'étouffe, se met à tousser bruyamment. Qu'avait-elle dit pour le désarçonner à ce point ? Ce n'est quand même pas de la moquerie causée par l'affirmation de la jeune femme à devenir connue pour son art, si ?... Non. Très peu probable. Les émotions qui l'avaient animé étaient plus sérieuses.

« Eh, ça va ? » s'enquit-elle juste avant que la bouteille n'éclate dans la main du rouquin sous la pression exercée.

La cendrée eut un mouvement de recul, se relevant sous l'effet de surprise. Elle ne dit rien, dévisageant sans comprendre l'excès de colère de son comparse. Pourquoi s'agaçait-il tout d'un coup ? Le pire, c'est qu'il rétorqua comme si la jeune femme mentait.

« Bien bonne… » répéta-elle, croisant les bras. « Il ne te plais pas mon nom ? Ce n'est pas une raison pour t'énerver, t'es dingue ou quoi ? »

Finalement, après lui avoir répondu d'un rire dément, ou nerveux, il concéda sur l'appellation "Lys". Celle-ci, toujours stoïque, continuait de le dévisager. Il avait complètement changé d'attitude. Le teint était livide, les veines saillantes courant sur ses mains, une expression douloureuse flottant dans ses pupilles. Même s'il venait de reprendre une nouvelle bouteille comme si de rien n'était et qu'il daignait enfin lui répondre à son tour, il ne parvenait pas à masquer son humeur. C'est même certain qu'il cherchait à détourner la conversation en la questionnant sur le travail.

« Je n'ai pas un sous en poche ni de toit sur la tête. Autant dire que je peux commencer dès maintenant. » répond-t-elle, se gardant de faire plus de commentaires avant de froncer les sourcils. « Tu t'es blessé avec tes bêtises. Attends. » elle fait signe au barman. « Vous pouvez me passer de quoi lui désinfecter la plaie ? Et du tissu pour lui faire une compresse. »

Les deux énergumènes étant de toute manière ses seuls clients fiables au milieu du bazar ambiant, il ne fit aucun commentaire, se contentant de lui donner les éléments demandés. Aussitôt, sans lui demander la permission, la jeune femme se saisit de la main d'Hex pour lui prodiguer des soins.


Assis à même le sol, le dos reposant contre l'encadrure d'un lit, elle ressentait le monde tourbillonner, tanguer comme si elle se trouvait sur un bateau. Son corps était meurtri, mais pourtant la plus grande douleur se trouvait à l'intérieur. Son cœur battait anormalement et son esprit était embrumé par une tristesse immense. Elle avait perdu du sang, beaucoup, et l'alcool en occupait la place. Ses yeux se ferment un instant. La seconde - ou plus ? - suivante, une bassine était posée face à elle. Le reflet qu'elle aperçut était celui d'un homme. Une longue chevelure blonde coiffée en queue de cheval et des yeux d'un gris acier lui rendaient un regard fiévreux.

« Ne ferme pas les yeux, reste avec moi. » disait une voix féminine aux tonalités familières.

Des mains, l'une de chair et l'autre de métal, surgirent dans son champ de vision, plongeant un tissu dans la tiédeur de l'eau. Avec douceur, craignant de le blesser davantage, la femme nettoya la plaie, faisant disparaitre le sang par des gestes doux. - il - la regarde, l'admire. La guérisseuse est belle à ses yeux. Précieuse. Comme s'il craignait de ne plus revoir ce visage, - il - s'en imprègne. Cette femme ressemblait à Allys. Elle avait les traits soucieux et fatigués, l'air plus âgée. C'était bien l'ingénieure, pourtant.

Était-elle en train d'observer son double à travers les yeux d'un autre ?



Allys senti le regard pénétrant de son voisin fixé sur son visage. Elle avait eu… une absence ? Clignant des yeux, confuse, elle se concentra sur la plaie. Désinfecter, bander la blessure. Ses mains agissaient d'elles-mêmes, étape par étape. Malgré tout, sa tête n'y était pas vraiment. Ce qu'elle avait vu n'avait pas de sens. Un souvenir qui n'était pas le sien. Celui d'Hex ? L'homme lui ressemblait, à quelques différences près. Mais… Allys en faisait partie elle aussi. Un version d'elle, différente elle aussi. Cela n'avait aucun sens. Devrait-elle lui en parler ? Il la prendrait pour une folle. L’était-elle ? Il fallait qu’elle sache. Comment devait-elle l’aborder ?

“ Est-ce de ma faute ? J'ai la sensation que l'on s'est déjà vus quelque part et tu semble furieux… ” Essayons ça...

« Est-ce… » Commença-t-elle, hésitante, une boule d'angoisse naissant à l'idée de lui poser la question. Non. Elle devait se montrer courageuse, qu’elle tente autre chose. « Ce n’est pas la première fois que tu te blesses, hein ? Je suis sûre que tu as d’autres cicatrices. Laisse-moi deviner : À cette épaule, tu as reçu un coup de couteau. Il a fallu trois points pour refermer la blessure. J’ai bon ? »

Un frisson courut sur son échine. Alors, ce qu'elle avait vu était vrai, ce n'était pas une hallucination. Comment était-ce possible ? Malgré sa confusion, l'ingénieure était sûre d'une chose : Ils s'étaient déjà rencontrés, Hex la connaissait. Cela impliquerait bien d'autres questions… Où s'étaient-ils rencontrés, quand et pourquoi ? Mais également, s'il connaissait la jeune femme, pourquoi se comportait-il comme s'il ne savait rien d'elle ?

Bombardée de questionnements intérieurs, Allys se laissa faire. Cette main qui l'entraîne à sa suite ne lui était pas désagréable. Cet homme aux yeux magnifiques représentait maintenant une ancre à laquelle s'accrocher fermement. L'idée qu'il pourrait l'aider à retrouver ses souvenirs disparus lui offrait un espoir qu'elle ne s'était pas permis jusqu'ici. Car, même si elle ne savait rien de lui, Hex lui rappelait son foyer perdu.

L'air emplit les poumons de la cendrée. Sortir du bâtiment avait été une délivrance, étrangement, comme si elle avait passé tout ce temps en apnée. C'est ça. Habituée aux grandes étendues, à la solitude, tout ce monde amassé entre quatre murs, c'était suffoquant. Elle ne dit rien, au départ, marchant aux côtés du rouquin. Mais au fil des pas elle commença à sentir ses muscles se détendre et sa respiration devenir plus profonde.

« Je… En vérité, je ne l'ai pas deviné. Je l'ai vu. » dit-elle finalement, avec sérieux. « C'était un souvenir je crois, le tien. Tu étais ivre, blessé et, crois-le ou pas, je me suis vue te soigner. Enfin. Une version de moi différente qui soignait une autre version de toi. Nous sans être nous. Mais toi, tu t'en souviens, donc c'était bien toi. »

Elle baissa le visage vers son bras tatoué. Sa main gauche glissait nerveusement, caressant cette peau froide comme si ce geste pouvait être rassurant.

« Ça n'a pas de sens, pas vrai ? Depuis que je me suis réveillée ici j'ai la sensation que quelque chose ne va pas chez moi… Je me souviens être tombée de trois étages. J'aurai dû mourir. Je me rappelle des craquements sinistres de mes os qui se brisent, du sang et de cette douleur insoutenable… Pourtant, quand j'ai rouvert les yeux, j'étais ici, en pleine santé. Changée, mais vivante. »

Elle eut un rire désabusé. Hex devait sûrement la prendre pour une folle. Elle-même devait lutter pour éloigner l'idée dérangeante de ne pas être saine d'esprit. D'ailleurs, qu'était-elle en train de faire, à lui raconter tout ça ? Le pire c'est que ça sortait tout seul sans qu'elle n'ait de contrôle. Ironiquement, cela lui faisait du bien de se confier.

« Désolée, je déblatère n'importe quoi. Ça doit être le contrecoup de voyager à travers les mondes. Y a de quoi devenir un peu dingue… »

Allys ralentit le pas au fil des paroles du rouquin -qui ne l'était pas au final-, puis finalement elle s'immobilise totalement. Elle resta là, sans bouger, tentant de mettre de l'ordre dans ses pensées et surtout de traiter les informations reçues. Incohérent, absurde, irréaliste ! Non seulement la jeune femme était tombée sur un homme provenant de son monde, ce qui était d'une probabilité infime, mais il savait qui elle était. Vraiment. Ils s'étaient connus il y a longtemps ? Hex ne pouvait pas lui mentir, elle en était certaine puisqu'elle ne lui avait pas parlé de la couleur de ses cheveux ni même de son apparence à elle. Ce n'était pas des détails qu'il aurait pu deviner.

Mais alors qu'il avait passé la main sur son bras étrange, elle blêmit.

« J'ai… oublié… des années ? » réalise-t-elle, le regard perdu dans le vide. « Je… J'étais plus âgée ? Comment… »

Le temps… plus jeune, plus vieux. Était-elle une version erronée de ce qu'elle devait être ? Une peur irrationnelle l'envahit, insinuant en elle cette pensée dérangeante de ne pas être réelle. C'était d'autant plus accentué par le simple geste de l'homme qu'elle réalisait seulement maintenant. Il avait posé la main sur son bras tatoué mais elle ne ressentait pas le contact. Pas pleinement, comme si ce dernier ne lui appartenait pas totalement. Celui-ci était froid, étrange. Hex dû se faire la même réflexion puisqu'il la libéra rapidement.

Ils se remirent en marche mais Allys resta parfaitement silencieuse. Elle l'écoutait parler, son regard glissant sur les architectures environnantes. S'appuyer sur le présent, c'était tout ce qu'elle pouvait faire pour fuir ses peurs et se convaincre qu'elle était bien Allys. Elle. Ses souvenirs étaient certes brouillés et elle se sentait dépassée par les évènements mais il ne fallait pas qu'elle se laisse perturber. Au contraire, la cendrée était sans doute chanceuse d'être tombée sur la seule personne capable de réparer son esprit défaillant : Il avait les pièces manquantes.

Pourtant, Hex semblait plus affecté que la jeune femme. Il avait une expression lourde de sens, presque défaitiste, évoquant le destin et la possibilité que l'ingénieure renonce à leur collaboration. Fronçant les sourcils, bras croisés, Allys lui retourna un regard empli de détermination.

« Non, pourquoi je ferais ça ? Ce travail, j'en ai besoin. Je ne veux pas être un pion de cette Guilde, vouée à réaliser leurs missions, je ne suis ni une aventurière ni une bonne samaritaine. De toute évidence je ne suis pas non plus faite pour servir des ingrats dans une taverne. Non, moi je suis une créatrice. J'invente, je répare, je fabrique. Et on m'a bien fait comprendre que seule ce n'était pas possible. Travailler pour toi c'est ma chance. »

Elle relève une main vers le ciel, haussant les épaules.

« Quant au destin, ce n'est rien qu'une bonne dose de hasard et de choix que l'on fait. Tu as choisi de venir vers moi et de mon côté j'ai choisi de saisir la main tendue. Le hasard à juste fait qu'on se croise, le reste c'est ce qu'on veut en faire. »

En y pensant, Allys avait rarement été aussi bavarde. Le stress d'une situation incongrue et son besoin de rationaliser les évènements en étaient la cause. Ce n'était pas une mauvaise chose, au moins cela lui permettait de garder les pieds sur terre, de réfléchir et aussi d'être sincère… de ne pas complètement perdre la tête.

« Honnêtement, je ne vais pas te mentir, ça me dépasse tout ça mais… J'ai besoin de savoir ce qu'il m'est arrivé et il semblerait que tu sois capable de m'aider. » Ses joues se colorent doucement. « Si t'en as envie, bien sûr. Je ne sais pas quel genre de souvenir tu as de moi et je tiens pas non plus à être un boulet que tu traines juste parce que t'aurai pitié d'une amnésique, tu vois ? »

Jamais vécu ?...

Bordel, cette phrase résonnait en elle comme un ricochet sans fin. Non, ce n'était pas possible. Même dans ce monde de dingue une logique existait forcément alors évidemment que sa condition en avait une ! On ne peut pas briser le temps comme ça… Avoir vécu une vie et en même temps en vivre une autre ? Allys se serait scindée en deux temporalités différentes ? Impossible. Illogique. Et effrayant.

La jeune femme voulait s'indigner, rétorquer, montrer ce qu'elle en pensait, faire valser cette horrible pensée de n'être qu'une copie ratée de sa version originale. Elle n'en fit pourtant rien. Seul son regard trahissait le trouble provoqué par cet état de fait. Que suis-je ? Ne glissa pas d'entre ses lèvres. Elle en mourait d'envie pourtant. Hex ne semblait pas apte à répondre à cette question, pas comme elle l’espérait en tout cas.

Cependant, il lui offrait les moyens de comprendre sa situation autrement : Travailler sur des objets dont elle serait la créatrice. Outre la curiosité, Allys y voyait un objectif à suivre, une raison d’être ici. Peut-être que d'autres flashs lui reviendraient à leur contact ? La jeune blonde ne comprenait pas encore comment cela fonctionnait mais il était certain que plus elle serait confrontée à des choses familières et plus cela aurait une chance de lui arriver. Enfin, c’est ce qu’elle pensait tout du moins.

«...J'imagine que tu n'auras pas de soucis à retrouver tes propres créations. »
« On n’est jamais mieux servi que par soi même comme on dit. » avait-elle répliqué avec la même ironie. « On verra bien si je suis à la hauteur de ma réputation. »

Être en challenge avec soi-même, quelle drôle d’idée quand on y pense. Malgré tout, cela avait la tournure d’un défi intéressant d’un point de vue purement professionnel. Allys en était friande depuis le jour où elle avait posé les mains sur sa première pièce. Un simple regard lui suffisait pour imaginer comment créer quelque chose à partir de tout petits rien et cela lui avait toujours été aussi naturel que de respirer. En plus, elle avait ce côté orgueilleux d’être persuadée d’être un génie sans limites. Faire aussi bien voir mieux qu’une version de sa propre personne ? C’était un moteur de motivation plus grand encore. Ça se voyait dans la détermination de son regard. Allys désirait ardemment prouver sa valeur et cette hargne était un trait de caractère qui ne datait pas d'hier.

L’étincelle vacilla malgré tout, s’emplissant de doutes et d’incertitudes alors qu’ils approchaient de leur destination.

L’ingénieure avait d'abord posé les yeux sur l’immense grille masquant à peine les étendues de verdure infinies qui s’y trouvaient. Un bout de nature précieux dans une ville unique. Le luxe que seuls les gens riches à foison peuvent se payer. Et elle n’avait pas encore vu la maison. Toute cette opulence… Cela changeait de sa maison familiale, certes de bonne taille mais demandant encore tant de travaux, de temps et… d’argent. Tout ne tourne qu'autour de ça et même dans ce monde-là.

Allys avait ensuite jeté un regard en coin à son compagnon de route, tentant de voir à travers son détachement apparent quelque chose de plus profond. C'est dans ses paroles qu'elle trouva une certaine émotion, et quelques pistes de reponses. Ils avaient donc vécu de nombreuses années ensemble et elle avait compté énormément à ses yeux. Pourtant… ce souvenir revenait en tête de la jeune blonde. Toute cette tristesse, ces émotions vives et négatives qu'elle avait aperçu, même brièvement, restaient ancrées dans son esprit. Que leur était-il arrivé ? Qui avait-elle - ou aurait-elle dû être - pour cet homme ? La cendrée n'était pas certaine que lui demander soit une bonne idée.

Se focaliser sur des faits concrets, voilà la bonne attitude à avoir pour appréhender le tout. Le premier étant qu'elle avait de toute évidence disparu de leur monde à deux temporalités différentes et dans des circonstances obscures à chaque fois. Pourquoi ? Y avait-il un lien ? L'autre chose était qu'elle pourrait compter sur Hex pour répondre à ses questions en tant voulus et enfin…

« Comment as-tu fais pour emmener tout ça avec toi ? Le portail ne t'as pas juste attrapé ? » Elle baisse la tête vers sur sac. « Moi j'ai juste ça. Je devais l'avoir sur moi, je suppose. Et y a pas grand chose dedans… Du matos de travail, un carnet de croquis. »

Avec pas mal de dessins qu'elle ne se souvenait même pas avoir griffonnés. Encore une zone d'ombre qu'elle devrait remettre en place dans sa caboche mal éclairée.

« Ça et cette tenue unique, jolie mais désespérément en un seul exemplaire. Ça fait léger pour un aussi gros voyage. » elle eut un léger sourire à la pointe d'humour. « Donc va pour les vêtements qui sont à moi mais que je n'ai jamais portés et stockés dans la maison de mon employeur qui me connait bien mais que je viens de rencontrer. Quitte à faire des trucs bizarres, allons-y. »

Elle n'en était qu'au début, autant s'y habituer dès le début ou au moins le prendre avec philosophie.

Si seulement elle pouvait comprendre ce qu'il s'était produit. Les souvenirs de la jeune femme etaient si pauvres, datant d'un temps où seul sa propre survie pouvait être un exploit en lui-même. Hex avait énervé les architectes ? Comment est-ce qu'une telle chose pouvait être possible ? Les déités ne fricotent pas avec les humains, se contentant d'offrir des dons en échange de croyance dévouée et…. C'était tout. Allys arqua un sourcil, circonspecte, mais se passa de commentaire. Ce n'était pas à portée de sa compréhension à l'heure actuelle.

Distraite, l'ingénieure laissait son regard fureter les environs, s'imprégnant des lieux. C'est qu'il était difficile de se concentrer devant tant de richesse. Sitôt le portail refermé, Allys s'était sentie isolée du monde extérieur mais en même temps perdue dans ce vaste jardin à l'allée de marbre. Petite, insignifiante dans un paysage entretenu avec rigueur. Tout était parfait, immense, bien pensé et en même temps tellement superflu. Mais d’un autre côté, Hex n’arrêtait pas de déclarer que des milliers d’années s’étaient écoulées…

« Le temps n’a aucune prise sur toi, je suppose que c’est à cause de la malédiction… » avait-elle répondu alors qu’ils entraient dans la bâtisse.

Il devait se sentir bien seul. C’est un fait qu’elle n’osa pas prononcer à haute voix. S’attacher aux autres devait être aussi terrible que de s'abstenir de fréquenter autrui. Voir les autres subir les affres de la vie et disparaître au bout du chemin sans que l’on ait pris la moindre ride… Allys en frissonnait rien qu’à l’idée. Heureusement, il avait vite changé de sujet, évoquant des exploits rocambolesques qu’ils auraient partagés dans cette vie oubliée ou jamais vécue de la jeune femme.

« Stupide c’est certain, voir carrément suicidaire. Mais… Je dois admettre qu’agir de manière irréfléchie juste pour aller au bout d’une idée c’est plutôt bien mon genre. »

La réflexion n’alla pas plus loin. Allys avait salué poliment la dame venue les accueillir. Cela n’avait rien d’étonnant que cet homme richissime d’une vie bien trop longue ait pensé à s’entourer de personnel compétent. Autant pour la compagnie que… Eh bien, le demeure se révélait être aussi vaste si ce n’est même plus que les extérieurs… Un vrai labyrinthe. On aurait pu y loger plusieurs familles, à vrai dire. L’entretien d’une telle surface pouvait représenter le boulot de toute une vie. Ca l’était pour cette jeune femme-là, de toute évidence.

La cendrée ne savait vraiment plus où donner de la tête, sa nervosité croissant à mesure qu’elle s’avançait dans l’aile ouest mentionnée par l’employée. Lui trouver une pièce ? N’importe laquelle devait être aussi grande que sa maison entière et encore faudrait-il que l’ingénieure parvienne à retrouver son chemin ensuite. C’était… complètement fou. Pour être honnête, Allys se sentait comme une souillon dans le palais d’une princesse.

« Euh… Oui. Visiblement… Ca ne doit pas manquer. » a-t-elle balbutié, les yeux écarquillés devant l’infini couloir. Elle secoua la tête, reprenant ses esprits avant de s’adresser à la domestique. « Je vous fais confiance là-dessus. Tant que j’ai de l’espace pour travailler, c’est le principal. Pour le reste je ne suis pas bien difficile et je n’ai pas besoin de… D’un truc immense  pour dormir, vous voyez ? Juste simple et efficace. Je vais m’occuper de tout ce qui est mécanique. Entretien, réparation… J’aurai besoin d’une table ou d’un établi, de matériel et d’assez d’espace pour manipuler. C’est pour ça, le bureau… Enfin, plutôt atelier, vu le bazar que je risque d’y mettre. »

L’hospitalité, c’était déjà beaucoup. Allys n’avait opposé aucune objection puisque cela lui permettait d’effectuer un travail qui la représentait et que ce serait pratique de loger sur place mais si au départ elle avait songé lui payer un loyer pour ne pas abuser de sa gentillesse, il semblait absolument absurde de le faire. De l’argent, il en possédait tellement qui pouvais bien se permettre de le jeter à travers les fenêtres ou d’en faire des confettis.

Dans cette situation-là, la jeune femme se semblait quelque peu mal à l’aise. Demander et se sentir redevable, ce n’était pas une sensation agréable. Pour pallier ça, elle s’était sentie obligée d’expliquer la raison de sa présence tout en suivant de sa démarche malhabile la domestique dans le vaste couloir. Et puis, d'un seul coup, elle avait réalisé qu'elle ne s'était même pas présentée.

« J’en oublie les politesses, pardon. Je m’appelle Allys, et vous ? »

Souillon ou princesse ?

La question se posait toujours dans la tête cendrée. Ca et la sensation d’usurper la place de quelqu’un d’autre. Allys ne méritait pas autant d’attention. Ce n’était pas qu’elle se dénigre particulièrement, elle était même plutôt fière de la personne qu’elle était, du parcours effectué tout autant que la débrouillardise dont elle avait toujours fait preuve. Mais… Dans ce monde, l'ingénieure n’était rien. Rien qu’un bout d’histoire persistant dans l’esprit d’un autre. Une femme à la mémoire défaillante, sans le sous, aussi perdue qu’atrocement seule. Et voilà que d’un seul coup cette petite bricoleuse se retrouvait dans la bâtisse probablement la plus luxueuse de tout Portalia non seulement pour y travailler mais également pour y vivre. Et pas n’importe comment. Le statut de la jeune femme n’avait rien à voir avec celui d’une simple invitée. Elle pouvait demander ce qu’elle souhaitait, Hex y répondrait sans la moindre hésitation. Un atelier, une chambre, une domestique voir même le moindre de ses possibles caprices. Tout ça parce qu’elle représentait aux yeux du rouquin quelque chose de précieux. Quant bien même Allys ne s’en souviendrait pas ou ne l’aurait pas vécu, ça n’avait que peu d’importance pour le maître des lieux.

En profiter serait mal.

Lucy avait l’air d’une personne de confiance. Sérieuse, polie et consciencieuse. La jeune blonde se faisait déjà le serment silencieux de ne pas abuser de cette fameuse cloche. Quoi qu’il en coûte Allys était résolue à mériter l’attention portée à son égard. Elle travaillerait dur jusqu’à pouvoir subvenir à ses propres besoins et rembourser toute la gentillesse qu’on lui accordait. A commencé par son logement.

« L’endroit me convient. » dit-elle en faisant quelques pas dans la pièce.

Elle laisse sa paume glisser sur la boiserie usée avec une certaine nostalgie dans le regard. La pièce était bien choisie. Allys aimait la simplicité, les vieilles boiseries dont l’usure relatait leur histoire. Pour le reste, l’ingénieure s’en chargera petit à petit. A commencé par son sac qu’elle déposa sur la table.

« Il faudra que je fasse un tour en ville plus tard, pour compléter le matériel que j’ai déjà, mais je me vois bien travailler là. » Elle hoche la tête à la réflexion suivante. « S’il y a une chambre juste à côté ça me va, ça sera pratique. »

Les hauteurs lui donnaient des frissons de toute manière. S’imaginer monter un étage, observer à travers une fenêtre et… chuter. Des hauts-le-coeurs la saisissent aussitôt à cette pensée. Non, définitivement, l’ingénieure n’était pas prête à se confronter à ce souvenir violent et insensé qui rendait son corps aussi fébrile.

Puisqu’il n’y avait plus rien à y faire, Allys ressorti de la grande pièce vide, suivant ses deux guides vers une chambre se trouvant non loin mais du côté en face du futur atelier. La porte s'ouvrit sur un espace plus petit et, comme pour l’atelier, il n’y avait pas grand mobilier. Un lit de bonne facture, une simple commode et une seconde porte menant probablement sur une salle de douche ou de bain, tout aussi simple espérait la jeune femme. A cette pensée, elle se tourne vers l’éternel.

« Cette chambre-là, c’est bien. »  Sa main gauche vint frotter son bras tatoué dans un geste dévoilant sa gêne. « A propos, tout à l’heure tu m’as dit que tu aurais surement des vêtements qui m’iraient… Tu veux bien me montrer, que j’en prenne quelques unes ? »

Pouvoir se changer n’était pas un luxe dont elle se passerait volontiers. En attendant de pouvoir se payer ses propres tenues, il lui faudrait au moins avoir un peu de change. D’autant plus qu’après avoir travaillé sur le duo mécanique son unique vêtement allait inévitablement être tâché.