L'art du fer [Ombraë]

Assise sur un rocher surplombant le bosquet, tu pousses un léger soupir en regardant autour de toi. L’attaque de Portalia a laissé des traces. Au sein de la ville, et du moral des troupes. Certains possèdent des cicatrices invisibles qu’il ne sera guère aisé de guérir. Et quand bien même l’assaut a été repoussé, tu ne peux retourner comme si de rien n’était. Tu as beau être devenue l’officière de fer, avoir reçu l’anneau du tyran, tu veux plus, toujours plus. Serrant légèrement le poing dans un sentiment habituel de frustration, tu t’interroges ; perds-tu encore ton temps en ce jour ? Vas-tu tomber sur une personne qui n’écoutera pas tes conseils ? Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions hatives, mais la discussion qui a eu lieu il y a quelques jours te revient encore en mémoire.

***

« Freya, nous aimerions que vous preniez en charge l’entraînement de votre camarade, Ombraë Tissaran. »

Cette requête t’a évidemment fait hausser les sourcils. S’il est vrai que certains alphas entraînent les troupes à Drakenmarg, tu n’as jamais été de ces personnes. Tu manques de patience et de pédagogie pour prendre en charge l’initiation d’un novice, tu en es bien consciente. Tout comme tu es consciente que cela relève du geste nécessaire pour perpétuer une armée. En réalité, ce dont tu as peur, c’est de perdre ton temps. Peut-être ta crainte aurait-elle été bien moins grande si tu te trouvais encore à ton Drakenmarg. Ici, les personnes sont bien plus timorées, bien plus oisives. Autant dire que tu seras très exigeante si jamais on vient à te confier un élève. Ombraë Tissaran… Tu as déjà entendu ce nom, ou peut-être l’as-tu lu dans un document d’allégeances ; n’est-elle pas du côté du bataillon des mercenaires ? Bien que tu reconnaisses leur aide comme étant des plus importantes, il en découle que ta méfiance ne fait que ressurgir. Quand bien même tu as rencontré des personnes de valeur à l’image de Derek, tu sais que certains membres de ce bataillon sont bien trop individualistes à ton goût. Ils servent certes la Guilde, mais tu ne possèdes aucune garantie quant à la fiabilité d’Ombraë. Tu as bien apporté ton aide à Timoléon lorsque ce dernier est arrivé à Portalia, mais c’est toi qui as vu son potentiel, toi qui es allé le chercher. Et puis, prendre en charge l’entraînement d’une novice est un travail de longue haleine qui ne portera peut-être guère ses fruits si l’élève n’est pas digne. Secouant la tête d’un air exaspéré, tu t’apprêtes à décliner l’offre de ton camarade.

« Pourquoi moi ? Je suis sûre que vous possédez des personnes à qui l’idée plaira bien plus.
- Nous pensons que vous êtes la mieux placée pour la tâche, je vais vous expliquer pourquoi. »

***

Des arguments pour te convaincre, ton camarade en a eus ; dans le cas contraire, tu ne te trouverais pas ici en ce jour. La drow que tu t’apprêtes à rencontrer est issue d’une lignée draconique. Elle possède en outre une forme dévastatrice, que son ancien mentor – Edmon – était capable de canaliser. Ce dernier était d’un rang Or plus avancé que le tien encore, et avait sacrifié sa vie pour défendre la cité-forteresse lors de la dernière attaque. De ce que tu as compris, Edmon était l’une des rares personnes pour lesquelles Ombraë éprouvait un intérêt quelconque en ce monde. La mercenaire serait de toute évidence difficile à contenter, peut-être autant que toi ? Si tu as accepté de devenir sa maîtresse d’armes, c’est avant tout par curiosité. Peut-être l’expérience sera-t-elle voué à l’échec, peut-être ne tisserez-vous aucun lien – tout du moins aucun aussi fort qu’avec son ancien mentor –, mais tu comptes accomplir ta mission en aidant la drow à monter en puissance et en compétences. Quelque part, il en va de ta fierté après tout. Tu te lèves en la voyant arriver – à l’heure, ce qui est déjà une bonne chose à tes yeux – et viens aussitôt à sa rencontre.

« Freya Bloodjörn, enchantée. Je serai en charge de votre apprentissage à compter d’aujourd’hui, je suis navrée pour votre perte. » tu marques une pause, « Je suis actuellement rang Or, d’essence rouge, et capable de cracher du feu. »

Des présentations sommaires ; n’aimes-tu guère te perdre en paroles inutiles. Tu ignores exactement quelle relation Ombraë entretenait avec son ancien mentor, ni comment ce dernier procédait lors de leurs entraînements. Tu sens que la femme à la peau bleue a tout de même réussi à se hisser rang Argent, un bon début ; restait à savoir si elle serait capable d’aller bien plus loin, et tu réserves encore ton jugement là-dessus, faute d’en savoir plus sur elle.

« Êtes-vous prête ? »

Vous n’êtes pas là pour vous amuser ou perdre trop de temps en bonnes manières, autant commencer tout de suite avec le vif du sujet.

L’annonce est tombée rapidement, sitôt de retour d'expédition. Silha, une jeune de la guilde avait été la petite courageuse désignée pour avertir la sombre drow de l’attaque récente mais surtout du décès de son mentor.

La blonde messagère avait pâli lorsque les pupilles glacées de la guerrière s'étaient posées sur l’oiseau de mauvais augure venu l'importuner. Seuls les mots “quand”, “où” et “comment” furent prononcés. A aucun moment le visage stoïque de la femme aux longues oreilles ne se tordit de la moindre expression, pas même à l'écoute des réponses apportées.

La mener à lui avait-elle alors exigé froidement. Qui l’aurait contredit ? Ombraë est une femme sans coeur, d'avis des nombreuses personnes ayant croisé sa route, pourtant elle avait estimé cet homme. Tout le monde savait.

A son chevet, elle s'était agenouillée, sans un mot, l'observant sans ciller. Au bout d’une minute, ou deux peut-être, Ombraë avait tendu le poignet au-dessus du corps et brandit une courte dague pour se trancher proprement la paume de la main. Derrière elle, des hoquets de stupeur avaient brisé le silence et une main vint empoigner son bras à la main entaillée. Courroucée, l’elfe bleue avait aussitôt brandit l’arme contre le cou de celui ayant eu l’impudence de l'interrompre.

« Il est mort en guerrier. Je vous interdit d’interrompre le rituel. » siffla-t-elle, sa voix teintée de colère.

De quel droit se permettait il de la toucher ?! Préparer son mentor pour l’au-delà allait de sa responsabilité à Elle, sa protégée, celle qui devrait se hisser à sa hauteur, un jour.

Il n’avait pas terminé son entraînement, Ombraë n'était pas encore prête à dompter son dragon intérieur, à contrôler pleinement ses pouvoirs décuplés par la magie de cette terre dévastée. Quand bien même, il lui incombait de veiller sur l'âme du guerrier jusqu'à ce qu'elle atteigne sa nouvelle demeure. Elle le lui devait.

Heureusement, l’homme relâcha sa prise, laissant la drow reprendre. D’un geste sûr, elle utilisa le sang pour former un symbole sur le front du défunt avant de prononcer à voix basse des prières destinées à guider l'âme d'un guerrier vers sa nouvelle vie spirituelle.

***

L’atmosphère électrique encore les deux protagonistes se ressentait. La mercenaire avait frôlé l’espoir que dans ce drame celle-ci pourrait reprendre son indépendance mais il était clair que ce n’était pas l’opinion de son supérieur hiérarchique. Edmon était à l’époque parvenu à brider sa magie draconique dévastatrice mais le lien qu’ils avaient tissé ensuite avait adouci le courroux de la drow au fil du temps. Sa magie aurait dû lui revenir pleinement à présent et au lieu de cela, on refilait ses chaînes à quelqu’un d’autre parce qu’on ne lui faisait toujours pas confiance ?

« Me prendre en charge ? » grince Ombraë, bras croisés. « Dites-moi que vous plaisantez. »
« Nous ne pouvons pas risquer un nouveau déchaînement magique en ville. La condition n’a pas changé, pas tant que vous ne serez pas en capacité de vous maîtriser. Ce n’est toujours pas le cas et vous le savez. Il est donc essentiel de poursuivre votre entraînement. Ça commence demain matin. Soyez à l’heure. »
« Soit. Mais je vous préviens, personne n’est à la hauteur d’Edmon et je refuse que quiconque prenne sa place. Si cette personne n’est pas capable de me maîtriser, comme vous dites, soyez sûr que je ne lui ferai aucun cadeau. »

***

Elle était là, perchée sur un rocher. Freya, donc. Une femme avec ses attributs draconniques elle aussi. L’on dit bien qui se ressemble s'assemble, n’est-ce pas ? La mercenaire l’avait vue de loin et son regard ne s’en était fait que plus indifférent encore. Dire que la femme était là de mauvais gré n’était pas un euphémisme. Ce n’est qu’un simple hochement de tête qu’elle adressa en retour des salutations de son nouveau “mentor”. Bien que la perspective que cette dernière soit de toute évidence qualifiée la drow n’avait aucune envie de se montrer avenante envers l’étrangère. Ombraë resterait fidèle à elle-même en gardant ses émotions pour elle.

« Êtes-vous prête ? »

Sitôt la question posée, l’elfe bleue s'élança. Elle n'use ni de magie ni d’une quelconque arme, seulement de l’agilité de son corps. Ombraë voulait se battre, canaliser ses émotions dans un corps à corps destiné à analyser le niveau de son opposante tout en extériorisant son ressentiment. Sa poigne se ressert, son bras droit exécutant un mouvement à destination du plexus de son adversaire avant d’étirer sa colonne pour s’offrir d’une parade à la plausible parade de la dragonne de feu.

Une bête enchaînée, c’est ainsi que tu vois Ombraë. La Guilde refuse de la voir à son plein pouvoir tant que ton élève ne l’aura pas maîtrisé. Bien que vos chemins aient été différents, vous semblez toutes deux en quête de puissance. L’elfe bleue possède un don, un pouvoir rare qui – si exploité correctement – en fera une guerrière redoutable. Tu te doutes de sa frustration de devoir attendre avant d’exprimer son potentiel. La patience n’est pas ta meilleure vertue, à toi non plus. Sans doute aurais-tu été en grande colère, aurais-tu ressenti une profonde injustice si tu avais été à la place d’Ombraë. De ton côté, tu as tout perdu en traversant le portail ; foyer, puissance, rang… Car ici, tout le monde reprend à zéro. Peut-être questionneras-tu d’avantage l’elfe, en temps et en heure. Vous vous ressemblez peut-être bien plus que vous ne souhaitez et êtes capables de l’admettre. Car une grande fierté est en jeu, d’un côté comme de l’autre. Toujours de ton côté, tu as une grande pression sur les épaules, et ce depuis Drakenmarg. Réussir à devenir une meneuse d’hommes, gagner tes combats n’était guère une option pour toi. Aujourd’hui, alors même que tu as changé de monde, les habitudes ont la vie dure. Tu veux toujours faire honneur à Drakenmarg et l’enseignement d’alpha que tu as reçu, où que tu sois. Tu dois mériter ton titre et ton rang, tout comme tu dois réussir avec Ombraë. Quand bien même tu n’es guère très enthousiaste, tu prends la tâche avec le plus grand des sérieux.

La mercenaire ne perd pas son temps. Sitôt la question posée, tu la vois s’élancer. Sans magie ni arme, n’utilisant que son corps. Une telle approche aurait pu faire hausser le sourcil de plus d’un guerrier, mais tu es prête à tout. La drow est suffisamment agile pour te toucher au plexus d’un coup précis, mais pas assez pour esquiver ta riposte, qui n’utilise – elle non plus – ni arme ni magie. Ainsi, usant de la paume de ta main pour ne pas la blesser, ton coup la projette un peu plus loin où elle ne peut te toucher. Si tu as senti que ton élève est rang argent, tu réalises désormais la puissance qui vous sépare réellement. Ombraë, sera-t-elle capable de monter les échelons, de gagner rapidement en puissance au fil du temps ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais tu crois voir un certain potentiel en ton élève. Si cette dernière est capable de se défendre ainsi avec son corps et de réussir à te toucher – quand bien même tu n’es pas une essence verte –, tu penses qu’elle serait capable de bien plus avec une arme, et c’est ce que tu as envie de voir dorénavant. Levant une main pour lui faire signe de marquer une pause, tu cherches une épée dans un sac non loin, pour ensuite lui tendre.

« Bien, vous allez prendre cette épée et essayer de me désarmer. »

Elle a suffisamment capté ton intérêt pour que tu passes assez rapidement aux choses sérieuses, ce qui est – de ton côté – bon signe. Bien sûr, il ne s’agit que d’un entraînement dans le but de faire le point sur ses capacités et révéler son potentiel véritable. Tu ne seras pas tendre à son égard, mais tu n’oublies pas que ce n’est pas un réel ennemi qui se trouve en face de toi. Ta vie n’est pour le moment pas en jeu, et la sienne non plus ; tu retiendras tes coups. La réciproque n’est toutefois guère vraie. Car ses coups, Ombraë ne devra pas les retenir. Tu n’as pour le moment pas demandé sa couleur d’essence ; peut-être ne l’a-t-elle pas encore découverte. Tout comme il est possible que cette épée ne soit pas son arme de prédilection, mais tu es bien consciente de ces facteurs. Un bon guerrier doit justement faire face à l’imprévu, et se débrouiller lors de situations où il n’est pas à son avantage. Car un bon guerrier est également un stratège qui sait s’adapter. De ton côté, tu n’utiliseras pas Gara – ta grande épée qui reste sur ton dos –, mais une épée de la même taille que la sienne. Pour le moment, tu te bats en adversaire honorable et à armes égales.

« Comme j’ai bien plus de puissance d’essence que vous, vous n’aurez pas à retenir vos coups. Pour cela, ne cherchez pas à contenir vos émotions ; déchaînez-les. »

Le conseil peut sembler étrange – sinon contraire – à ce qu’on a pu lui dire. Tu peux te tromper, mais derrière ses airs stoïques, tu as cru percevoir une certaine colère qu’elle a essayé de canaliser à travers ses coups. Tel est ton style de combat, et ton enseignement à Drakenmarg. Ta colère doit exploser sur le champ de bataille.

Les semelles crissent sur le sol mais les jambes de la drow restent solides et tendues, prêtes à bondir de nouveau au moindre mouvement de l'autre dragonne. Son adversaire possède de bons réflexes malgré la soudaineté de l’attaque de l’elfe bleue un peu plus tôt. Ça plaît à Ombraë. La facilité n’a rien d’honorable. Elle espère tout le contraire et cela peut se deviner dans sa posture de chasseuse à l'affût. Les pupilles dilatées d'adrénaline, les lèvres légèrement étirées dans une expression sauvage, les instincts de la mercenaire sont aiguisés. Elle veut mordre sa douleur de ne pas avoir pu être présente lorsque son mentor avait eu le plus besoin d’aide. Ce semblant d’entraînement avec une inconnue se prête parfaitement à l'état d'esprit de la drow. Si on lui posait la question, Ombraë le nierait mais elle souffrait de cette disparition. Ce n'était pas un simple mentor ou le responsable de ses pouvoirs bridés, mais bien ce qui pouvait se rapprocher le plus d’un ami.

Pourtant, la rousse met fin à ce qu'elle devait considérer comme un simple exercice. Ombraë l'observe alors farfouiller son sac sans un mot, bras croisés. Une épée en sort avant d'être tendue vers elle, accompagnée d’une consigne : désarmer son opposante. Très bien. S'avançant d’un pas, l'elfe de la nuit s’en saisit. Elle la soupèse, fait quelques mouvements du bras et un ou deux moulinet du poignet. L’épée n’est pas particulièrement imposante et suit avec docilité les mouvements assurés de sa propriétaire. Bien, ça conviendra. « Hm. » fut la seule réponse aux instructions données. Difficile à dire si la drow était particulièrement encline à les suivre ou non. D’un œil extérieur tout du moins. A l’intérieur de cet être d’un calme naturel, le sang chaud de son dragon endormi ne demandait qu’à bouillir. Cette étrangère lui ordonnait de se déchaîner ? Non. Ombraë était la seule maîtresse de ses émotions.

Le regard acéré glissa sur son homologue alors qu’elle s'approchait d’un pas assuré tout en restant à distance respectable. La drow resta en mouvement mais préféra tourner légèrement autour de la rousse, analysant ses postures et attitudes avant de finalement rompre la distance dans un crochet destiné à lancer les hostilités. Et si un peu plus tôt avait-elle laissé entrevoir sa colère dans le coup au plexus, ici l’elfe sombre échangeait avec bien plus de froideur calculatrice. Désarmer était l’objectif. Détecter les failles adverses pour s’en servir était la méthode la plus sûre avant de s’y risquer.

Mais il est vrai qu’au fil des entrechocs la passion se fit de plus en plus palpable. Ombraë ressemblait ainsi bien plus à un chat jouant avec une souris. Estoc à revers, jeux de jambes, coup puissant faisant grincer les lames…Son adversaire était effectivement d’un excellent niveau et cela se ressentait. Quant à la drow, le flot de rage commença à s'écouler, rendant ses mouvements plus expressifs, précis mais puissants. Aucune hésitation ne se lisait dans l’expression de son corps devenu pareil à une arme, au même titre que celle tenue dans sa main. Impitoyable, brutale, intransigeante. Ombraë ne laissait pas de répit à son adversaire quand bien même son instructrice réajustait chaque fois son niveau de puissance pour suivre l’évolution de son élève. La maître n’avait jamais été en réelle difficulté mais la sueur se lisait aussi sur son front. La mercenaire lui faisant face n'était pas une novice en matière de combat.

Celui-ci prit fin lorsque finalement, sans doute lassée de ce combat factice, la drow finit par expulser l’arme des mains de son adversaire par une manœuvre habile. Ci-fait, la sombre guerrière dépose alors à son tour la sienne au sol. L'envie de se battre était maintenant retombée.

« Satisfaite ? » demande-t-elle d’un ton monocorde.

Agile, forte. La drow possède décidément tout pour devenir une combattante d’exception. Tu ajustes ton niveau, pares ses attaques, ripostes à d’autres. Quand bien même Ombraë n’est que rang argent, tu reconnais son jeu d’armes comme étant impeccable, digne d’une experte. Visiblement, elle ne te fait pas perdre ton temps. Elle a écouté tes instructions. Était-ce par discipline, ou a-t-elle accidentellement laissé échappé ses émotions à travers ces jeux d’armes, malgré tous ses efforts pour garder l’air le plus stoïque possible ? Nul n’est dépourvu d’émotions, pas même les alphas. Déchaîner ta rage au combat, tel est ce que ton propre mentor de Drakenmarg t’a appris lorsque tu as commencé à manier l’épée, à peine enfant que tu étais. Tu ne peux t’empêcher de faire le parallèle entre cet entraînement et les tiens, dans ton monde d’origine. C’est peut-être l’une des rares fois où tu possèdes un sentiment de familiarité au sein de la cité-forteresse.

***

« Attrape ! »

Renze, tel était le nom de ton mentor. C’est l’un de tes premiers véritables entraînements avec un autre guerrier. Tu es jeune, bien plus petite, et n’es pas encore partie au combat. Tu as saisi l’épée en plein vol, les yeux brillants. Il n’est plus question de jeux et d’épées en bois, car tu te prépares pour la guerre, la vraie. Tu as toujours admiré ces grands guerriers, comme ceux de ton ascendance dont tu veux te montrer toujours des plus dignes. Ton père compte sur toi pour devenir l’héritière dont Khorn a besoin, et tu comptes bien ne pas le décevoir. Tu regardes autour de toi, consciente des regard qui se posent sur toi, Freya Bloodjörn. Le premier coup d’épée ne tarde pas à suivre, et Renze le pare sans la moindre difficulté.

« Déchaîne ta rage au combat ; tes coups ne seront que plus forts. » affirme-t-il.

Le conseil t’a tout d’abord surprise, mais tu as fini par l’appliquer lorsque tu t’es laissée envahir par l’adrénaline du combat. Les yeux brillants, tu as poursuivi ces jeux d’armes avec ton mentor, tandis qu’il ajustait son niveau, essayant encore d’être un adversaire équitable pour une personne de ton âge. Tu as pourtant vu la sueur sur son front alors que tu déchaînais tes coups avec furie, révoltée à la simple idée de ne pas être à la hauteur face à lui. Jusqu’au coup fatidique qui désarma Renze. Si ton père n’est malheureusement pas là pour voir la scène, tu peux entendre quelques applaudissements autour de toi. Tu as réussi ta première épreuve d’une longue série de victoires.

***

Tu n’es finalement pas déçue lorsque ton élève finit par te désarmer. Sa dernière question aurait pu paraître comme étant une pique, ou une effronterie pour beaucoup. De ton côté, tu n’en tiens pas rigueur, fermant légèrement les yeux pour revivre le moment enivrant de cet entraînement. Tu ne réponds pas tout de suite, dévisageant un moment ton élève, pensive.

« L’épée parle plus que les mots. » affirmes-tu finalement.

Pareille phrase peut paraître surprenante, mais pas pour quelqu’un d’aussi expérimenté que toi. Si la colère d’Ombraë ne s’est pas exprimée sur son visage, tu l’as ressentie au travers de ses coups, avec une telle intensité que si elle était ponctuée de chagrin. Ombraë était proche d’Edmon, tu en es désormais certaine. Peut-être s’est-elle sentie impuissante face à sa mort, sans doute a-t-elle été en deuil après l’attaque de la cité-forteresse. Ton propre visage n’exprime aucune émotion, non plus. Te connaissant, tu n’es pas de ceux à prendre les autres en pitié, pas des épaules sur lesquelles on peut pleurer. Cette démonstration a-t-elle soulagé la drow ? Tu l’ignores, mais tu sais que l’une comme l’autre, êtes des exemples différents de stoïcisme. Vous ne donnez pas dans l’émotionnel. Tu ne feras pas le moindre geste de sympathie à son égard, et tu sais qu’il ne sera pas le bienvenu. Cette douleur, ce fardeau qu’elle porte, Ombraë devra les porter seule. Tout ce que tu peux faire de ton côté, c’est la mettre sur la voie pour qu’elle le surmonte, ou non. Peut-être as-tu des progrès à faire en tant que mentor, mais tu estimes que ton rôle ne dépasse pas cette limite.

« J’ai entendu parler de ce pouvoir qui sommeille en vous. » commences-tu, « J’aimerais en savoir plus là-dessus. Tout comme j’aimerais savoir ce que vous pensez réellement de tout ceci. »

Tout ceci ; cela peut désigner beaucoup de choses. Ce changement de mentor, de monde. Sa relation avec Edmon, ou encore la maîtrise de ses pouvoirs. En réalité, c’est ton côté peu patient qui t’amène à être aussi directe. Tu veux qu’Ombraë te parle, et sans langue de bois, pour le meilleur comme pour le pire. Après tout, n’est-ce pas la base de la communication chez toi ?

« L’épée parle plus que les mots. »

Cette instructrice n’est peut-être pas la pire qu’ils auraient pu trouver pour la mercenaire. Sa réponse n’était pas celle attendue pourtant elle convenait parfaitement, ce qui était étonnant, rare dans ce monde. Être une arme. Voilà ce que l’elfe sombre à toujours été, la direction qu’a pris son éducation. Les paroles sont souvent dénuées de sens mais ce n’est pas le cas des actes. Ombraë est ainsi, elle agit, exécute. Les mots sont parfois utiles cependant ils ne sont qu’une extension de la volonté. Quant aux sentiments, ils sont dangereux si l’on n’est pas en mesure de les dompter. Jamais ils ne doivent submerger la conscience et ce malgré leur puissance phénoménale. Ombraë n’avait pas le droit d’y céder. Pas totalement. C’était le dilemme de sa vie et un réel problème sur cette terre où les pouvoirs n’en étaient que décuplés. Edmon avait eu raison de la brider, elle n’aurait jamais pu se retenir de tout détruire. Sa mort la rendait furieuse. Le court échange martial en était une preuve criante : Elle aurait laissé sa magie se déchaîner sur Freya sans remords si elle avait pû. Et pourtant, celle-ci ne semblait même pas être au courant du pouvoir de la mercenaire.

« Il est scellé. » dit-elle simplement. « J’ai en moi un dragon ancestral. Dans mon monde j’en avais la pleine maîtrise mais cette terre en a décuplé sa force. Edmon m’aidait à reprendre le contrôle. »

Le problème majeur du pouvoir possédé par la mercenaire était son aspect dévastateur et incontrôlable. Les émotions en étaient un élément clé mais cela allait au-delà d’une simple maîtrise. Ombraë venait une lignée particulière de porteurs de dragons. A chaque génération un seul élu. Pourtant, il s’était écoulé six générations avant que cela se produise. Ombraë avait été formée depuis l’enfance à le maîtriser, c’était sa destinée, son fardeau et son don. Pourtant, sans maître pour la guider correctement, il lui avait fallu attendre deux centaines d’années pour en dompter la forme absolue.

Deux cents années balayées par un portail et une terre si riche en magie qu’elle déteint allègrement sur ses habitants. Ombraë irradiait de son essence, son esprit balayé par la force de son dragon intérieur et sa fureur, lorsqu’elle surgit à Portalia. Si son essence n’avait pas été bridée, elle n'aurait jamais pu reprendre le contrôle. La force de son dragon était largement supérieure ici et elle avait eu tout à recommencer.

« Moi aussi j’ai une question. »

L’elfe releva ses pupilles dorées, les plantant sans ciller dans leurs homologues. D’une lente démarche à la grâce féline, elle s’approcha de la rouquine nommée Freya. Une femme dragon… Si elle était réellement, quel genre était-elle ? Quelle puissance se tapissait en elle ? La drow se demandait si elle pourrait contraindre au calme la bête tapie dans son âme avec la même facilité que son précédent mentor.

« Seriez-vous en mesure de contrôler une bête immense et dévastatrice si les sceaux d’Edmon venaient à lâcher ? Je pourrais tout aussi bien vous ouvrir en deux d’un coup de patte que de vous faire mourir d’hypothermie d’un souffle. Je n’en aurai aucun contrôle. »

Ombraë n’exprime pas beaucoup, mais ses prises de parole sont pertinentes. Tu as jaugé beaucoup de soldats par le passé. Et peut-être est-ce ton expérience qui parle, mais tu commences à cerner la personnalité de ton élève. Tu la devines taciturne, mais efficace. Le genre de personne qui agit plus qu’elle ne se perd en tirade. Ce n’est guère une mauvaise chose, et tu estimes qu’elle fera une très bonne soldate. Deviendra-t-elle un jour une meneuse ? Tu l’ignores pour le moment, ne l’ayant encore guère assez sondée. Toujours est-il que la drow semble connaître la discipline et la rigueur militaire. Edmon lui a-t-il enseigné tout cela, ou était-elle déjà une guerrière dans son monde ? C’est une question que tu ne manqueras pas de lui poser, plus tard. Si beaucoup de points vous rapprochent, il existe toutefois des différences entre vous deux ; notamment ton caractère plus explosif que le sien, ainsi que ton manque de patience. Tu t’attendais de toute manière à l’évidence même du fait que tu n’entraîneras jamais ton parfait sosie. Si Ombraë apprendra beaucoup de toi, peut-être apprendras-tu également de ton élève en retour.

Tu es – une fois de plus – surprise de cet excès de familiarité avec Drakenmarg. Quand bien même tu déléguais plutôt à d’autres alphas la tâche essentielle d’entraîner les jeunes et les troupes, tu te souviens de tes propres entraînements avec Renze – ton propre mentor – comme si c’était hier. L’alpha Drakenmayer t’a beaucoup appris. Et quand bien même tu n’as eu aucune relation particulièrement fusionnelle avec lui, tu sais ce que tu lui dois. Renze faisait partie de l’élite des alphas – il te fallait au moins cela en tant qu’héritière de Khorn – et c’est lui qui t’a forgée, sans doute bien plus que ton père. Comment les choses se dérouleront-elles avec Ombraë ? Pour le moment, tu l’ignores. Mais force est de reconnaître que la drow a piqué ton intérêt. Sortant ton regard du vague pour la regarder droit dans les yeux, c’est dans la plus grande honnêteté que tu lui réponds.

« J’ignore quelles sont les raisons exactes qui ont poussé la Guilde à me charger de votre initiation, mais j’ai une théorie. » affirmes-tu, allant rapidement au but, « Je suis une Drakenmayer. Les gens de mon monde ont affronté les dragons, et ont hérité de leurs pouvoirs en les mangeant d’après les légendes. J’ignore si cette dernière partie est vraie, mais je peux vous assurer que la première l’est. Bien que je ne sois encore que rang or et que je n’ai pas retrouvé la pleine-puissance de mon monde, j’ai l’expérience des dragons. Car à Drakenmarg, nous usions très fréquemment de nos pouvoirs draconiques pour nous affronter. » tu marques une pause, « Peut-être que je me trompe du tout au tout, mais je pense que c’est la raison pour laquelle la Guilde m’a ici appelée. Je sais également comment vous arracher à ces sceaux qui vous entravent, mais cela viendra en temps et en heure. »

Certains diront que tu sous-estimes peut-être la situation. Mais le fait est là : tu n’as pas peur. Et tu ne reculeras jamais face à un défi qui se présentera à toi. Tu étais certes au courant du grand pouvoir qui sommeille en la drow, mais tu ne l’as jamais vu à l’oeuvre. En d’autres termes, tu ignores tout de l’étendue de la puissance de ce dragon ancestral. Il te captive pourtant. Comment ne pas être intéressée – sinon attirée – par la puissance en tant qu’alpha Drakenmayer ? Dans ton monde, ce sont les plus forts qui inspirent le respect. Les choses sont peut-être différentes ici, mais tu sais reconnaître le potentiel quand tu le vois. Ombraë a réussi à te toucher, à te désarmer sans même user des pouvoirs de ce dragon, et ce même si tu retenais tes coups. Lorsqu’elle aura le plein contrôle de son dragon ancestral, la combattante silencieuse ne sera que plus redoutable, tu en es certaine. Et c’est une mission que tu te dois de mener à bien, même si tu as traîné les pieds en venant au début. Il en va de ton honneur.

« Toujours est-il qu’Edmon vous a bien entraînée. Je pense que vous avez le potentiel de devenir une grande guerrière ; vous ne me ferez pas perdre mon temps. »

Tu as ta propre manière de complimenter les gens. Et ceci en fait partie. Il est rare que tu le fasses, que tu aies ce petit geste susceptible de gonfler l’égo de qui que ce soit. Pourtant, tu penses qu’Ombraë le reconnaîtra à sa juste valeur, sans voir ses chevilles enfler. Tu en profites également pour lui poser la question qui te brûlait les lèvres tantôt.

« J’imagine que vous étiez également une guerrière dans votre monde ? Vous en avez les réflexes. »

Tu peux te tromper, mais tu estimes qu’Edmon n’aurait pas pu en faire un combattante déjà si redoutable si elle n’avait pas déjà de bonnes bases.

L'hypothèse manqua de provoquer une réaction physique de dégoût chez la drow. Manger des dragons pour en absorber leurs pouvoirs ? C'était une légende aussi impressionnante que révoltante et la dragonne en elle se sentie nauséeuse à cette idée. Ombraë se passa une main sur le visage, dégageant celui-ci de quelques mèches sauvages, remettant ainsi son esprit en ordre. Le point essentiel était que son professeur savait ce qu'était un dragon et les pouvoirs qui y étaient associés. Du moins son monde devrait avoir des similitudes avec le sien. Elles se comprendront aisément.

« Effectivement. » acquiesce-t-elle simplement à la conclusion de Freya.

Un dragon pour en aider un second. Certes Edmond avait été un mage puissant capable de manipuler et contraindre l’essence-même d’autrui mais Freya, elle, était la plus qualifiée pour comprendre et maîtriser la sauvagerie ancrée en la drow. Toutes deux en avaient pris conscience, c’est pourquoi Ombraë ne releva pas l'excès de confiance de sa maître d’armes. Pas perdre de temps ? La réciprocité était applicable. L’elfe sombre avait accepté ce maître au grand potentiel malgré son intention première. Elle lui laissait sa chance de prouver sa valeur.

« Mh. » marmonna-t-elle à ce qui ressemblait de loin à un compliment. « Je regretterai toujours la sagesse d’Edmon mais j'admets que votre approche singulière a éveillé mon intérêt. »

Une approche brutale, axée sur le déferlement des émotions. Tout l’inverse de ce que la drow avait vécu jusqu'alors : La maîtrise de soi et de son environnement, primer sur l’observation et l’agilité au détriment de la force. Connaître son ennemi, ses failles, ses faiblesses puis frapper. Être concis et précis. En totale maîtrise. Que donnerait l’éducation martial de Freya sur son âme sauvage ? Est-ce que la dragonne succombera à ses instincts ou bien en prendra-t-elle pleinement les reines ? L'avenir le dira…

Les enjeux étaient différents ici. Le Mal de ce monde n'était pas de sa responsabilité et les conséquences n'étaient pas les mêmes. Se déchaîner dans des contrées dévastées était bien différent que de repousser des forces obscures tout en protégeant les innocents des alentours. Là au moins, ils étaient tous parqués au même endroit.

« J’ai toujours été une guerrière. Dans mon monde, c'était vital pour survivre. Mon clan, ma lignée, nous avons toujours cette responsabilité de protéger. Le combat de la déesse de ce monde me rappelle le Mal que j’ai affronté à la différence que nous avons réussi à le terrasser avant qu'il ne soit trop tard. » Dit-elle honnêtement, puis, après un temps de réflexion, elle ajouta : « La situation de Portalia, qu’en pensez-vous ? »

Il s'agissait d’une question plus profonde en réalité. Ombraë se demandait quelle genre de personne était la femme qui se proposait en maître. Était-elle de ceux capable de tout pour protéger ? Estimait-elle au contraire que la situation ne pourrait jamais s’arranger et se contentait-elle de seulement survivre ? Ou s’en moquait-elle tout simplement ? Le jugement de la drow se jouait sur cette simple question. Ombraë était une femme de dévotion, capable d'obéir aveuglément aux instructions de ceux en qui elle plaçait sa foi. Son instructrice passera-t-elle ce premier test ?

Tu as l’impression que la drow réserve encore son jugement à ton sujet, vraisemblablement guidée par un sentiment raisonné de prudence. Tu ne connaissais guère bien son ancien mentor, mais tu dois avouer qu’il a fait un bon travail avec elle, et ce malgré des approches différentes des tiennes. Toutefois, lorsque tu observes tout ceci, tu en viens à te demander si Edmon ne craignait pas au fond les pouvoirs d’Ombraë. Tout son entraînement semblait axé sur la maîtrise. C’est un raisonnement que tu comprends sans pour autant le partager, peut-être as-tu d’ailleurs été trop influencée par ton propre monde pour cela. Sur le plan du combat, tu n’as aucun doute que ta nouvelle élève fera une adversaire redoutable, une fois qu’elle sera montée en rang et possédera toutes les cartes en main pour libérer le plein potentiel de son pouvoir. Il est bon signe de voir que ton approche a éveillé sa curiosité. Quelle influence aura-t-elle sur Ombraë si cette dernière l’adopte ? De ton côté, tu es bien entendu convaincue d’utiliser les bonnes méthodes. Cette maîtrise enseignée par Edmon lui aura donné de bonnes bases pour comprendre l’art de la guerre, mais il est désormais grand temps de passer à la vitesse supérieure à tes yeux. Tout simplement car tu penses que la drow en est capable. Elle te pose ensuite une question, une question qui tend à te surprendre compte tenu des circonstances, mais à laquelle tu sais parfaitement quoi répondre.

« La situation de Portalia n’est pas loin du désastre. » affirmes-tu, « Je ne vous apprends rien ; les pertes n’auraient pas été aussi lourdes si nous avions été mieux préparés et organisés. »

Son ancien mentor faisait partie de ces pertes. Jamais aucun portalien n’aurait cru – dans sa paresse intellectuelle – que le Chaos se manifesterait dans l’enceinte même de la cité-forteresse. Tu aurais toi-même pu y laisser la vie si Elim n’avait pas été là au Bosquet de Solgrid. Si tu savais déjà tout ceci, le constat t’a bien frappée ; les portaliens ne sont pas des guerriers. Vous avez perdu des éléments, de bons éléments. Et la vie d’Edmon a inutilement été sacrifiée, lui qui aurait pu accomplir tant. Ombraë, en revanche, est bien une guerrière. Nul doute qu’elle est parvenue aux mêmes raisonnements que les tiens. Mais comment réagira-t-elle face à cette injustice ? C’est une autre histoire. Peut-être se mettra-t-elle à haïr la cité-forteresse qui l’a privée de son monde et de son ancien mentor, ou peut-être mettra encore plus d’énergie dans cette guerre d’apparence éternelle. Tu es consciente que la drow n’est encore que rang argent, et qu’il est peut-être trop tôt pour elle de se lancer dans un quelconque plan ambitieux. Toujours est-il que tu suivras cela avec intérêt. Tu t’interroges tout de même ; sa question est-elle purement pragmatique ? Cache-t-elle une certaine affection pour Edmon ? Ou est-elle un moyen de te jauger ?

« Que penser d’un monde où la guerre n’a pas bougé d’un iota en plusieurs millénaires ? » la question est réthorique car tu poursuis, « Les grandes institutions ne sont pas en reste. Je vois la Guilde sombrer dans la corruption, n’étant plus que l’éclat, le reflet que ce qu’elle était auparavant. Nos héros d’une autre époque sont aux abonnés absents pendant que le peuple souffre. Les invoqués affluent, arrachés injustement à leur monde d’origine. » résumes-tu, « Le plus surprenant est l’absence de remise en question face à ce système désuet. Je suis pourtant de ceux assez fous pour vouloir faire changer les choses, et j’ai déjà commencé à mettre en lumière des actes odieux perpétués dans l’ignorance générale. »

L’une des rares choses pour lesquelles tu ressens de la gratitude en ce monde est d’avoir croisé la route de personnes qui pensent comme toi, de grands guerriers comme Hypanatoi. Ensemble, vous avez pu démasquer un haut représentant de l’Église – Aster – pour avoir trempé dans des affaires peu claires. Ensemble, vous vous êtes mis sur le chemin de la vengeance de la mort de Kemat en mettant à jour un trafic d’invoqués. Tu te souviendras longtemps du paragoï, même le jour où tu retrouveras ton Drakenmarg – si tant est qu’il arrive. Il s’agit de l’une des rares personnes qui te rappellent ton chez toi dans sa mentalité, loin de l’oisiveté naturelle des portaliens. Et vous pensez tous deux que la militarisation de Portalia est la seule solution si cette dernière ne veut pas disparaître un jour au profit du Chaos. Peut-être Ombraë a-t-elle reçu des échos des affaires dans lesquelles tu as été impliquée, peut-être pas et cherchera-t-elle au contraire à te questionner sur le sujet. En attendant, tu as également une interrogation à son sujet.

« Et vous ? Que pensez-vous de cette situation ? »

Serez-vous sur la même longueur d’onde ? Cela reste à voir. Tu peux te tromper, mais tu penses qu’Ombraë n’est pas de ceux qui resteront dans une passivité presque criminelle.

Voilà quelqu’un de lucide. C’est une bonne chose, à n’en pas douter. Freya est une femme usant certes de fougue mais sachant également prendre du recul. L’attaque récente l'avait effectivement montré : La défense laissait à désirer. Sans doute par l’habitude de la tranquillité les portaliens s'étaient petit à petit laissés aller dans cette idée que rien ne pourrait ébranler la cité. Cette pensée était une erreur fatale. Ce n'était pas seulement une ville, il s’agissait littéralement du dernier bastion avant le Chaos. Il suffisait de s’aventurer au dehors pour le voir… Le Mal avait grappillé chaque parcelle de ce vaste monde. Alors pourquoi les autorités, les penseurs, les chercheurs ne réagissent pas ? Ils restent à se regarder le nombril, serrant les fesses pour que rien de dramatique ne se passe de leur vivant et advienne que pourra ensuite. Ils font comme tous ceux qui les ont précédés : Rien.

De l’opinion de Freya c’est pire encore. La corruption. Le mot est lancé comme une évidence. La confidence pourrait être dangereuse pour des oreilles indiscrètes mais les deux femmes étaient seules et l’elfe sombre resta de marbre. Ce n’était pas un aspect dont la mercenaire avait particulièrement conscience. Pas de cette manière-là en tout cas. La paresse, l’acquis, l’arrogance ou le déni étaient pour elle déjà des motifs suffisants pour expliquer l'apathie générale. La politique n’était pas une sphère dans laquelle Ombraë excellait. C’était une femme d’action, pas de parole. Elle laissait cette qualité à d’autres. Comme Freya. Quant à ce qu’elle pensait de tout cela…

« Du gâchis. Mais c’était inévitable. Comment peut-on envisager gagner contre le chaos en se contentant de rester tapis derrière un mur ? Si j’ai bien appris une leçon c’est bien que la meilleure défense reste l’attaque. »

Il s’agissait pour elle d’expérience. Là d’où venait l’elfe sombre, la politique en allait de même, voire pire sans doute. Les drows ont toujours été égocentrés et particulièrement racistes. Terrés dans les profondeurs après avoir été chassés des Hautes Terres il y a de cela des millénaires, ils ont nourri un dédain envers les autres peuples. Lorsque les humains sont venus frapper à leur porte, ils ont craché au visage plutôt que de leur apporter une aide salvatrice. Coincés dans leur cocon, persuadés de rester protégés dans les profondeurs, il a fallu que la Fin des Temps arrive à leurs portes pour que quelques âmes daignent réagir, suivant Ombraë la porteuse de dragon. Sans cette initiative les Drows auraient signé leur extinction par pur égo.

« Mon peuple avait conscience que le Mal sévissait dans les Hautes Terres et pourtant il n’a jamais voulu agir, restant cloîtré dans les Souterrains, derrière ses propres défenses. Mon monde est passé à rien de l’extinction. »

Un soupir glissa hors des lèvres bleutés, signifiant sans équivoque sa désapprobation. Depuis le moment où Freya avait posé les yeux sur l’elfe, ce fut bien la première fois qu’elle put remarquer une once d’émotion traverser son interlocutrice. La mercenaire, touchée par l’esprit de justice de la dragonne rousse, avait finalement accepté de se livrer à cœur ouvert. La certitude de partager une vision similaire avait baissé sa garde. Ombraë lui faisait confiance. En partie.

« Les Portaliens sont devenus paresseux et naïfs. Cela doit faire des décennies qu’ils ont perdu tout espoir. Le déni est réconfortant. Mais ça ne fera pas avancer les choses. C’est pour ça que j’ai quitté les remparts pour la Compagnie de la Terre. Je veux agir. »

Qu’elle ne soit pas aux commandes ne la dérangeait pas outre mesure. Après tout, Ombraë avait toujours été un outil. Elle était née pour obéir aveuglément à la Voix qui mène sa Main. Ici, elle ne s’était contenté que de contrats rémunérés avec un impact léger, à défaut de mieux. Pour l’instant, sa lame était restée bien sage. Quelques missions en extérieur, occire quelques monstres ou deux-trois langues de vipère entre les murs de la cité mais cela restait purement professionnel. Ombraë manquait d’un guide ayant une volonté plus profonde. Cela avait toujours été. Portalia lui avait arraché Saraënel sa guide en les séparant puis ensuite son mentor en ces terres nouvelles… Se pourrait-il que Freya comble ce manque dans son existence ?

« Parlez-moi de cette folie. » exige-t-elle avec sérieux. « Votre esprit de justice est admirable. Jusqu’où êtes-vous en mesure d’aller pour parvenir à redresser la situation ? »

« Du gâchis. Mais c’était inévitable. Comment peut-on envisager gagner contre le chaos en se contentant de rester tapis derrière un mur ? Si j’ai bien appris une leçon c’est bien que la meilleure défense reste l’attaque.
– Évidemment. » fais-tu en acquiesçant vivement à ses propos.

La meilleure défense est l’attaque. Ces propos auraient pu venir d’un Drakenmayer de ton monde. Portalia n’est pas prête, ni organisée. Et une part de toi ne peut s’empêcher de penser que les autorités n’ont guère appris de leurs erreurs. Il vous fait de l’ordre, des esprits guerriers, de vrais militaires. Si l’attaque devait avoir lieu demain, tu estimes que le même bilan désastreux serait dressé. Un guerrier seul, aussi puissant soit-il, ne peut incarner une armée – qu’elle soit en position offensive ou défensive. Autant dire que tu ne t’attends plus à rien de la Guilde ou de l’Église. Si une expédition punitive contre le Chaos devait être menée, elle serait vraisemblablement ridicule, désorganisée. Et encore, faudrait-il que les grands dirigeants soient prêts à mener une telle expédition après un si grand silence. Pour toi, il est évident qu’il faut commencer à s’occuper de la politique interne de la cité-forteresse, faire le ménage alors que la corruption semble se répandre et que les agents du Chaos gagnent du terrain. Tu fais de ton mieux à ton échelle, quitte à t’imposer s’il le faut. Pourtant, tu dois faire plus, encore beaucoup plus. Et aussi comptes-tu déployer de plus grands efforts encore.

Ombraë est lucide, perspicace. Tu penses qu’elle est bien de ceux qui ne se complairont pas dans cette situation, contrairement à certains. Et c’est pour le mieux. Son monde a frôlé l’extinction à cause de la paresse de certains à ses dires ; elle est donc bien placée pour comprendre la situation ainsi que ses enjeux. Elle te demande même jusqu’où est allée cette folie, jusqu’où tu es allée pour redresser la situation. Tu en déduis que tu sembles avoir capté l’intérêt de la drow, que vous êtes peut-être sur la même longueur d’onde. Tu aimes pour le moment ce qu’elle te dit, son esprit critique également. Elle n’est peut-être encore qu’au début du rang argent, mais elle peut aller loin, bien plus loin. Tu y veilleras. Tes yeux se perdent un instant dans le vague avant que la réponse ne tombe.

« J’ai appris qu’une invoquée du nom de Kemat a subi les pires atrocités, a été traquée avant de mourir. Il existe un trafic d’humains au sein de la cité-forteresse, que je m’efforce de percer à jour, même si les autorités s’évertuent à fermer les yeux. » affirmes-tu, « Une tête est tombée ; j’ai démasqué un homme de l’Église nommé Aster, impliqué dans cette histoire. Il a été assassiné par l’un de ses alliés avant d’avoir pu révéler pour qui il travaillait. » tu marques une pause, « Dark Souls infiltré ou homme corrompu ? Je l’ignore, mais la Pomme d’Eiris est impliquée dans cette affaire. Et je ne compte pas m’arrêter en si bon chemin. »

Tu ne lui dis pas tout, par pour le moment. Non que parce que tu ne lui fais pas confiance, mais parce que tu estimes qu’il est encore trop tôt. Tu ne mentionnes pas Derek, Hypanatoi ou Morrigan. Pas plus que tu ne lui parles de Philippe et de l’aide qu’il t’a apportée – bien qu’intéressée. Estimes-tu encore qu’Ombraë doit faire ses preuves, ses propres marques ? Ou t’es-tu simplement contentée de résumer la situation car là n’est pas le sujet du jour, bien que la tournure de la conversation ne saurait te déplaire ? Beaucoup ignorent l’étendue de la corruption de la Guilde, ou encore le manque d’efficacité de l’Église. Les grandes factions ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, et ton élève doit bien en avoir conscience. Car la situation est grave, et il est temps de la redresser.

« Portalia fonctionne différemment de nos mondes. Vous êtes privée d’une grande partie de vos pouvoirs lorsque vous arrivez ici, alors que tous ne jurent que par la puissance d’essence, au-delà des qualités propres et du vécu de chacun. » affirmes-tu, « Je ne vous apprendrai rien sur ce point, mais il est important de gagner en puissance si vous désirez faire changer les choses. Partir en mission, éveiller votre pouvoir. Et surtout, vous faire des alliés. Car nul homme, nulle femme ne peut guerroyer seul. »

Ombraë souhaite agir ? Tu lui en donnes les conseils car tel est ton rôle. De ton côté, il n’y a pas que la puissance qui t’intéresse, mais également le pouvoir, car tu penses pouvoir mieux faire. Tu comptes bien gravir les échelons de la Guilde pour avoir le plus d’influence possible et attaquer le mal à la racine. Peut-être échoueras-tu, mais ce ne sera pas sans te battre. Car jamais tu n’abandonnes le moindre combat, jamais tu ne recules face au moindre défi qui se présente à toi. Peut-être que ton élève devinera-t-elle tout ceci, peut-être serez-vous également sur la même longueur d’onde de ce point de vue.