La mécanique du corps. [Ft Allys Terasu]

Douzième jour.

Ca faisait déjà un moment que la jeune femme avait préparé des prospectus et les avaient distribués à droite et à gauche, placardés sur les murs ou déposé entre les mains des passants de la grande artère marchande. Hex avait bien voulu proposé son aide mais la cendrée lui avait jeté un regard noir qui avait grandement suffit à le dissuader de réitérer la proposition. Allys tenait à s’en sortir au maximum seule. Il lui offrait déjà beaucoup en la logeant et lui avait apporté une grande aide pour ses débuts, surtout pour qu’elle puisse se fournir en matériel de qualité. Maintenant, la mécanicienne en herbe avait tout ce qu’il fallait pour sauter du nid et voler de ses ailes tremblantes autour du nid. Petit à petit, elle s’en éloignerait. Seule. Comme une grande, comme on dit.

Ce jour-là, elle avait franchi un nouveau pas. L’autorisation avait mis plusieurs jours avant de lui être délivrée mais à présent Allys avait le droit d’installer un étal simple dans le quartier marchand. Les mardis et jeudis, l'ingénieure avait le droit de se casser le dos pour tout monter avant de placer minutieusement quelques objets mécaniques bien en évidence, quelques affichettes à portée de main et un peu de matériel pour des créations rapides devant les clients intéressés par son travail. Ce n’était pas grand chose mais cela lui permettrait de discuter plus en profondeur de son travail et ainsi commencer à se faire une clientèle. Malheureusement, en dehors de son plein aux as de logeur-employeur, la blondinette n’avait eu la chance que de livrer à deux personnes, et ça n’avait pas été de grands projets. du basique. Pourtant, elle ne désespérait pas. Tout vient à point à qui sait attendre.

En parlant de ça… Une jeune femme venait de s’approcher. L’ingénieure n’eut pas le temps de voir en détail les contours de la silhouette que celle-ci tendit le bras, agitant à quelques centimètres du nez de la blanche une grosse affiche bien familière.

« C'est bien votre étal ? Vous êtes bien Allys ? »
« C’est moi et, oui, c’est bien mon étal. » consciente de la pauvreté de la cahute de fortune, elle ajoute : « Mais j’ai aussi un atelier, avec tout le nécessaire pour les demandes spécifiques. Dites-moi qu’est-ce que vous am… »

La fin de cette phrase mourut dans le regard de l’ingénieure, ses yeux s’étant posés sur la main apparente de son interlocutrice. Ce n'étaient pas des doigts de chaire qui tenaient le papier mais bien des phalanges métalliques. Allys laissant s’échapper une exclamation de surprise ravie face à cette vision et, sans demander la permission, elle se saisit entre des deux paumes de la merveille de technologie. Une prothèse mécanique de toute beauté.

« Magnifique ! » s’exclama-t-elle, ses yeux pétillant d’excitation. « Vous venez pour cette merveille ? Vous voulez que je la répare ? L’améliore ? En avez-vous d’autres ? Celle-ci est d’une qualité remarquable… Mais je peux la rendre plus esthétique, aussi, si c’est ce que vous souhaitez. »

Relâchant la main à contrecœur, Allys se recula légèrement pour contempler sa seule cliente de la journée, et pas n’importe laquelle ! Une femme à la chevelure tout aussi clair que la sienne, bien habillée mais surtout, avec non pas une mais bien deux mains mécanisées. Cela méritait bien toute la patience dont elle avait fait preuve jusqu’à présent. Un bijou exquis se trouvait sous ses yeux et était venu la voir, elle, spécifiquement. Difficile pour la cendrée de masquer son émotion à la vue de ces merveilles de technologie. Mais elle essaya, tempéra sa voix pour se faire plus douce, plus posée :

« Allez-y, je vous en prie, installez-vous. Expliquez-moi la raison de votre venue, je vous écoute. »

Une représentante de l’église de l’Ordre ? La remarque aurait eu le mérite de faire grimacer Allys si son cœur n’était pas aussi réchauffé par l’euphorie de sa découverte. Lorsqu’il s’agissait de mécanique plus rien ne comptait et le monde pouvait bien se disloquer autour d’elle que l’ingénieure ne s’en inquiéterait pas. Ashlyn, la domestique de Dame Nephtys serait traitée comme la Princesse de Métal rêvée de cette amoureuse des machines : Avec respect et un peu trop de dévotion, sans doute.

« Voyons, c’est à moi de vous servir. » avait-elle répondu avec un entrain qu’elle n’avait encore jamais démontré depuis qu’elle avait posé les pieds dans ce monde étrange.

Soudainement, la terre paraissait plus ferme, les passants plus tangibles. Cette étrangère lui était plus familière que n’importe qui à Portalia, sans offense à son colocataire. Une femme faite de métal, en entier qui plus est, en parfaite symbiose avec son être de chair… Les études d’une vie entière ne pouvaient pas être de meilleur usage avec qui que ce soit d’autre. Allys était LA personne qui fallait pour cette jeune femme. Évidemment, il y avait bien quelques personnes capables de prouesses technologiques, Magdalena en était bien un bon exemple mais l’ingénieure venait d’un monde où la Technologie était omniprésente, poussée toujours et encore, presque adulée. Allys, elle, l'adorait, la domptait, la formait selon ses volontés. L’ingénieure y avait voué son existence entière.

« Effectivement, même si vous aviez tenté de le cacher, je l'aurais su. » elle ferma les yeux une seconde. « Le cliquetis qui fourmi sous votre peau est une douce mélodie. » secouant la tête, elle se reprit. « Mais vous avez raison. Permettez que je l’observe avec plus d’attention ? »

La jeune femme avait tendu de bonne grâce son bras cette fois, bien qu’elle semble inquiète que des yeux inconnus se posent sur sa charmante différence. Fermant son esprit à de futiles distractions, la cendrée se concentra, suivant sur regard les lignes de la structure mécanique. Celle-ci était poussée, parfaitement fonctionnelle. Celui ou celle qui avait créé la prothèse n’était pas un amateur.

« De l’horlogerie mécanique parfaitement assimilée à votre corps… C’est une belle prouesse de biomécanique. » commenta-t-elle plus pour elle-même avant de redresser le visage. « Rassurez-vous, il n’y a rien dans ce domaine qui ne soit pas dans mes cordes. Je viens d’un monde où ce genre de prothèse est certes extrêmement onéreuse au vu de sa qualité mais typiquement habituel à porter. De plus, je suis une ingénieure mécanique diplômée dans le domaine et… Disons que je sais ce que c’est d’en porter. »

Ca avait changé depuis mais Allys avait fini par découvrir que sa chute s’était réellement révélée aussi violente qu’elle l’avait imaginé. Elle tira à son tour la manche de son bras droit et dut fermer les yeux à nouveau pour laisser l’émotion l’envahir. Sous cette impulsion, les tatouages parcourant son bras se mirent à luire avant de se modifier jusqu’à laisser la véritable apparence se révéler au regard de la blonde. Ainsi, une prothèse mécanique à la structure complexe et presque calligraphique remplaça le membre de chair. Les doigts se déplièrent et le coude se tendit, actionnant les rouages bien huilés du bras de métal.

« Qu’en dites-vous ? »

Si elle avait souffert ?

Allys ne réagit pas sur l’instant, restant surprise par la question. Pourtant, son esprit fit rapidement le reste du chemin, lui envoyant des visions qu’elle se repassait en boucle presque toutes les nuits depuis son arrivée ici. Ne pas se souvenir était déstabilisant mais le fait de retrouver les bribes de sa vie une à une était davantage violent. Ces flash étaient vivaces. Tellement qu’elle avait l’impression de les vivre pour la première fois. La chute, le réveil et le choc, la rééducation, les excès de colère et de violence… Toutes ces émotions, ces sensations, ces visions quasiment palpables… Oui. La cendrée avait souffert.

A cette pensée, le sourire amical se fana, laissant la place à une expression plus renfrognée. Allys avait l’air attristée, coupable de sa propre excitation à la vue de la prothèse de son interlocutrice. A vrai dire, toutes les deux s’étaient observées de la même manière. Ashlyn semblait fascinée de prime abord mais son expression avait changé lorsqu’elle avait réalisé la signification liée à ce prodige de technologie. Derrière la beauté de la chose se devinait forcément un drame. Et pourtant, la jolie blonde lui avait adressé des paroles emplies de douceur et de soulagement.

« Pas autant que vous, c’est certain. » avait fini par répondre Allys. « Je suis désolée, je n’ai pas réalisé sur le moment. J’étais tellement heureuse de rencontrer quelqu’un avec une prothèse, comme moi, dans ce monde-là que je me suis comportée étrangement, hein ? Je suis navrée. Je n’ai pas songé… Tout le corps, c’est extrême, ça a dû… »

La pensée était confuse mais l’intention y était. Allys n’était pas douée pour consoler les autres. Elle n’était pas douée pour dialoguer tout court, d’ailleurs. L’ingénieure était spontanée, d’une franchise simple mais parfois maladroite et bien qu’elle soit plus sensible à la détresse d’autrui que ce qu’elle croyait, il lui était impensable de lui demander comment cela lui était arrivé. C’était forcément terrible. Pas étonnant qu’Ashlyn se montre si peu à l’aise à l’idée de montrer son corps aux autres.

« Hem, donc, est-ce que vous avez besoin d’un entretien classique ou d’une réparation ? Quoi qu’il en soit, je ne le ferai pas en pleine rue soyez rassurée. Je ne le fais pas d’ordinaire mais puisqu’il s’agit de votre propre corps, il sera plus judicieux que je m’en occupe à mon atelier directement. »

De l’intimité et du calme étaient les clés de la réussite en ce qui concerne des prothèses biomécaniques. Soucieuse de cela et de la gêne évidente de sa presque cliente, Allys se mit à griffonner une adresse sur un morceau de papier avant de le lui tendre.

« Voilà l’adresse. Si vous avez besoin de mon aide, il faudra vous annoncer à l’entrée et indiquer que vous avez rendez-vous à l’atelier de Madame Terasu. On vous y emmènera. »

Le sourire amical était revenu aux lèvres de la cendrée. Parler travail avait distrait son esprit des images parasites et elle se sentait bien moins étouffée par cette boule d’angoisse qui les accompagnait.

« Est-ce que vous voulez que nous nous rendions à un salon de thé pour parler en profondeur de ce que je pourrais faire pour vous ? J’allais bientôt fermer le stand de toute manière et dans tous les cas, ce sera plus confortable pour discuter de le faire autour d’une boisson chaude. Cela vous conviendrait ? »

Ashlyn l'avait écoutée jusqu'au bout avec cet air aimable que seuls ceux à cheval sur la politesse sont capables. Rester calme, attentif et bienveillant envers Allys ne devait pas être une tâche facile. L'ingénieure était trop spontanée et honnête pour une conversation civilisée polie. En général, ça ne se passait pas très bien… Mais fort heureusement son attitude n'avait pas tant heurté son interlocutrice. Celle-ci s'était contentée de hocher la tête, de prendre le morceau de papier et d'accepter la proposition.

« Très bien, dans ce cas donnez-moi quelques instants pour tout ranger et nous partons. »

S'activant aussitôt, la cendrée récupéra les prospectus, le matériel et les objets d'exposition. Elle se redressa pour actionner les leviers tenant la structure, la repliant soigneusement pour n'en laisser que les fondations. Ces dernières serviront au prochain marchand qui occupe la place le jour suivant.

Une fois prête, Allys fit signe à sa compagne et elles quittèrent la zone purement commerciale pour se diriger vers un autre quartier. L'ingénieure se souvient de l'endroit où elle avait pris le thé à son premier jour. Les boissons étaient exquises, la nourriture bonne et le décor agréable.

C'est à quelques pas du salon en question de thé que la jolie blonde avait délié sa langue, expliquant que son état physique ne l'affectait pas. Bien qu’elle ait l’air sincère, cela n’empêcha pas Allys de la dévisager avec scepticisme.

« Bien sûr que si. Vous vous en êtes accommodée avec le temps, c'est tout » avait immédiatement répliqué Allys avec assurance. « Mais tant mieux, c'est une chance que je n'ai pas encore. »

Ça viendra. Ça reviendra, plutôt. Fichue amnésie… C'était comme une seconde naissance mais à l'identique. En gros : du temps perdu pour en revenir au même. En attendant, l'ingénieure préférait se concentrer sur le positif de cette journée et pousser la porte d'entrée pour s'annoncer à l'accueil.

Le joli tintement du carillon permit à la tenancière de réagir rapidement. Son sourire était aimable et la cendrée aurait même juré y lire la satisfaction de reconnaître un visage récent. Définitivement, Allys était fichée "cliente qui reviendra" dans l'esprit de celle-ci.

« Bonjour mesdames, ce sera une table pour vous deux ? »
« C'est ça. Ce serait possible dans la cours extérieure ? »
« Mais bien sûr, suivez-moi. »

La tenancière faisant volte face pour guider les nouvelles venues, celles-ci s'exécutèrent aussitôt, lui emboitant le pas pour se retrouver dans ce qui ressemblait à un jardin chatoyant. Chaque table était séparée des autres par des alcôves faites de buissons joliment taillés et au centre de tout se trouvait une fontaine. Il n’y avait pas d’oiseaux perchés dessus cette fois-ci mais on les entendait malgré tout piailler non loin.

« Vous êtes déjà venue ici ? » demanda-t-elle à Ashyn en s’installant. « C’est la deuxième fois pour moi, on m’y a emmenée lorsque j’ai… atterri ici. Ça m'a laissé un bon souvenir et j’avoue ne pas encore bien connaître les autres établissements alors j’espère que ça vous convient. »