Ils venaient. Ils venaient. Ils venaient. Son bras se levait et s’abaissait et tranchait et coupait et tuait et massacrait et le sang coulait et dans les mouvements circulaires suivait le cortège courroucé des ris de divinités du sang sacré qui pulsait dans ses veines avec la fureur des anciens volcans et des mois noirs de Juin quand la terre cuisait comme les roches de verre et ils venaient. Son esprit, écrasé sous l’action atrophiante des anciennes méditations, réagissait comme un muscle parfaitement conditionné. Il s’actionnait, machine de violence et de but, propulsait son mouvement dans une unique direction, et ils venaient. Les corps squameux, couverts d’écailles et de peintures rituelles s’entassaient à ses pieds comme un grand autel, et sur ce dernier il pouvait faire la preuve de sa dévotion, et par le grand sacrifice propitiatoire réaliser sa volonté, encore et encore. Et ils venaient. L’un d’entre eux s’agrippa à sa jambe, son unique bras se serrant autour du métal indifférent avec toute l’énergie agonisante que son corps pouvait invoquer. Un autre sauta sur son dos. Le paragoï para le coup maladroit d’un troisième, broya un quatrième d’un revers furieux de la main, sentit la lame d’un cinquième fouiller ses chairs, pénétrant dans les points faibles de son armure pour aller chercher le chemin de ses entrailles. Se dégageant de la masse de chair qui s’agglutinait sur lui, il interrompit la tentative de son ennemi.
Un grand mouvement de son arme dégagea un peu d’espace autour de lui. Ils venaient.
Encore, et encore, et encore, parce qu’ils ne savaient rien d’autre que cela, parce que pour eux le concept de la mort et de la retraite n’était rien, parce que leurs esprits malades sonnaient la défense des terres de fraies et des jungles humides dans lesquels grouillaient leur engeance.
Lui aussi venait. Il avançait, son pas lourd meurtrissant la terre molle et la boue rouge, piétinant les corps. Ses bras agitaient la grande griffe qui couronnait sa lance, et il tuait. Son sang chauffait dans son corps, formant là où sa propre chair s’ouvrait des croutes lumineuses : sa divinité révélée au monde. Chaque mouvement était maitrisé, chaque inspiration calculée. La fureur et la joie se mêlaient en lui, et son esprit exalté par le combat fleurissait ses plus belles couleurs. Comme à chaque fois. Comme lorsqu’il laissait sur les rivages inutiles les atours superflus. Comme lorsqu’il était, simplement, et que son existence se condensait en un point dense et autosuffisant de matière et de volonté.
Et puis, il arriva devant le village. Ils ne venaient plus. Leurs huttes branlantes, assemblages grossiers de feuilles séchées et de bois mal taillés, décorés par des totems obliques et ornés des fruits de leurs chasses, les étangs artificiels qu’ils avaient creusés dans le sol pour entreposer leurs œufs, remplis d’un bouillon épais formé par la putrescence des offrandes nourricières, les quelques ateliers à ciel ouvert autour desquels étaient disposés les pierres taillées qui formaient les têtes des lances et les autres outils, tout cela s’étalait devant lui. Inutile. Déserté. L’ersatz de société, en quelques instants, venait de se briser devant son avancée. Devant leur avancée. Il nota derrière lui la présence de la petite chose.
« Oui, répondit-il simplement, la syllabe giclant hors de sa bouche, chaude et pleine de promesses. »
C’était un prélude. Il avait de grands projets pour cet endroit, comme il avait de grands projets pour la sylve dans laquelle les orcs érigeaient leurs camps. Ce n’était pas simplement le dégout instinctif que sa caste ressentait pour toute forme d’humanoïde rendu aux affres du chaos et du désordre. C’était qu’il allait les utiliser. Les employer utilement. Et Emilia, ici, venait de l’aider. Il avait eu besoin de quelqu’un répondant à plusieurs prérequis exotiques, et ses circonstances uniques s’étaient occupées de la qualifier. Il souffla longuement. Le temps de la violence se terminait, aussi abruptement qu’il avait commencé, et il fallait se mettre en route. Ils venaient de déséquilibrer le fragile écosystème de ce lieu, et maintenant que la magie qui avait insufflé sa force titanesque dans ses membres se dissipait, il savait qu’il n’était pas avisé de continuer le combat. Pas avisé, et inutile, malgré le regret qu’il éprouvait et l’envie furieuse qui le poussait à chercher de nouveau la mort des répugnantes bêtes.
Faisant rouler ses épaules dans leurs jointures, et il se retourna, et reprit sa marche.
« Tu ne sais pas ce que tu as accompli aujourd’hui, et cela n’est pas important. En revanche, tu as dépassé mes attentes, et cela mérite récompense. »
Il aurait en temps normal demandé ce qu’elle voulait. Mais il savait que ce qu’elle voulait et ce dont elle avait besoin étaient deux choses qui ne coïncidaient que très partiellement.
« Entends ceci, et intègre-le : si dans un an tu te dresses devant moi sans que ce soit fait, tu mourras. Nombre de portaliens considèrent avec incompréhension ce que je suis. La façon que j’aie de ne pas me conforme au sens commun de ce monde. Ils voient la vitesse de mon ascension. Ils voient la facilité avec laquelle je prends de l’importance dans la vie de Portalia. Ils voient des manières de faire différentes. Certains les admirent, et d’autres les rejettent. D’autres, comme toi, sont envieux et camouflent cette convoitise en un rejet. Ils se convainquent que j’incarne quelque chose que je ne suis pas, et en chargeant cette image de fautes imaginaires, pensent écarter ce que je représente. C’est une erreur. »
Il marqua une pause. Désigna d’un mouvement circulaire de sa main libre un groupe de cadavres entremêlés.
« Tu as exprimé vouloir te battre pour la liberté de ce monde. Mais je te le dis : ce monde est libre comme le sont ces créatures. Prends ton exemple : tu as incarné en quelques mois tant de rôles différents, changeant d’occupation comme un reptile de peau. Ce n’est pas cela, la liberté. Tu es libre, comme ces bêtes étaient libres d’errer dans la jungle, et de s’adonner à leurs vies misérables. Rien ne t’empêche de le faire, mais tu n’es pas libre. Tu es esclave de tes pulsions, et ton esprit est un cheval sauvage, sans bride et sans crinière, lancé au galop. Tu t’y accroches, mais tu ne peux infléchir sa direction. Et parfois, un gouffre se présente. Pour eux, c’était aujourd’hui. Pour toi, ce sera dans un an. Et tous les entrainements de Kiana ne pourront rien pour toi, et toutes les promesses vides et les serments de vengeance et tes illusions de triomphe ne seront que de la fumée, tant que tu ne comprendras pas une chose simple. »
Une autre pause. Il parlait rapidement, maintenant. Il disait à la portalienne ce qu’il aimerait que Portalia comprenne. Il exprimait l’axiome nourricier sur laquelle toute forme de vertu et de gloire se reposait, sans lequel rien ne pouvait émerger, sinon le hasard et le chaos.
« Tu veux prendre et prendre encore. Tu demandes que nous t’apprenions, sans donner en retour l’attitude humble de l’apprenti. Tu demandes que l’Eglise et la Guilde se plient à tes désirs, sans donner en retour une vision capable de la rendre plus grande. Tu rejoins les Dark Souls pour tirer hors d’eux quelque avantage, sans donner au retour l’action qu’ils réclament. Tu demandes au monde qu’il t’attende, sans comprendre que ton rôle n’est pas de suivre le rythme de sa course, mais de lutter pour le dépasser. Tu prends et prends et prends, mais tes bras ne peuvent rien retenir. Tu dois cesser cela, et commencer à être. A comprendre ton rôle, à exister dans ses limites. C’est ça, la vraie liberté : renoncer au superflu permet à l’essentiel de s’exprimer, et le choix se fait alors de lui-même. Ce que tu es délimite l’horizon de tes actes, et l’horizon de tes actes délimite l’horizon de ta liberté. Par quatre fois maintenant j’ai éclairé ton chemin. Par trois fois tu as craché sur mes efforts, les pensant indignes de toi. Est-ce toujours le cas ? »
Il devait savoir. Il voulait comprendre, si le portalien, un fois réduit à sa plus simple expression, pouvait entendre certaines choses. Dépasser sa répugnante médiocrité, même temporairement, même l’espace d’un bref instant d’épiphanie, avant que son poids ne le ramène au sol. Si même ce moment propice à la réflexion et les circonstances extraordinaires du jour ne le permettaient pas, alors Hypanatoi aurait à se résoudre à la pire éventualité. Il espérait que ce ne serait pas le cas. Il doutait, là encore, d’être agréablement surpris. La petite chose faisait preuve d’une intransigeante constance.
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