Je reste immobile, mon regard bleu perçant se pose sur cette forme spectrale qui, malgré sa fragilité apparente, semble s’accrocher à ce drap avec une désespérance palpable.
Cette voix qui en émane… J’ignore si je la perçois avec mes oreilles de vampire ou si elle murmure au creux de mon esprit.
Je déglutis maladroitement et je réponds d’une voix rauque, à peine plus audible que l’esprit devant moi.
- Je ne t’ai laissé couler nulle part. Je ne sais même pas qui tu es.
La forme frémit et le drap ondule de manière saccadée comme si une tempête invisible s’engouffrait soudain sous le tissu trempé avant que la voix spectrale ne gronde à nouveau :
« Tu m’as oublié… »
La voix se fait plus forte, cette fois empreinte de douleur, une douleur si ancienne qu’elle semble vibrer à travers le temps lui-même.
Je fronce les sourcils, je ne sais comment percer le mystère de cette apparition.
Mais avant que je ne puisse trouver quoi que ce soit d’intelligible à répondre, le fantôme s’approche brusquement de moi au travers du drap qui le dessine, portant avec lui une vague de froid glacial qui me transperce jusqu’aux os.
Pourtant je ne recule pas : à l’évidence l’esprit qui se manifeste face à moi est désorienté, hanté par un souvenir qui refuse de se dissiper même au-delà de la mort.
Mais alors que je creuse vainement mon esprit en quête d’un moyen de l’apaiser, cette voix spectrale lâche comme un couperet :
« Ils t’oublieront… comme tu m’as oublié… »
Les mots s’évanouissent dans un souffle d’air froid… mais je sens mon cœur pourtant mort une fois se serrer dans ma poitrine.
Pourquoi… ces mots résonnent-ils aussi douloureusement en moi ?...
J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, n’importe quoi mais aucun son ne franchit mes lèvres.
Je sens mes mains trembler légèrement alors que je fixe la forme blanche qui se résorbe désormais lentement sous le drap.
Finalement le tissu retombe entre mes mains, aussi inerte qu’auparavant.
Comme s’il ne s’était rien passé. Comme si ce spectre de noyé n’avait été qu’une illusion.
Pourtant je le sais confusément. Ce n’est pas qu’une histoire de fantômes. C’est aussi un souvenir.
Mais de qui ?...
Je reste stupidement figé face à l’étoffe désormais trempée et immobile, comme si je pouvais trouver une réponse dans les plis du tissu.
Mais le silence qui s’installe ne m’offre rien si ce n’est un vide plus oppressant encore que les murmures du fantôme.
- Un souvenir…
Je répète ce mot du bout des lèvres comme une prière, une clef oubliée dans la profondeur de mon amnésie.
Mais à qui appartient ce souvenir qui s’est manifesté devant moi ?
J’ai la vague impression que cet esprit m’a confondu avec quelqu’un d’autre mais ça ne me dit pas pour autant qui peut bien être ce noyé qui réclamait des comptes.
Et ces mots… « Ils t’oublieront comme tu m’as oublié… »… Ils trouvent un étrange écho en moi.
Je serre le drap entre mes doigts au point où mes jointures blanchissent sous la pression.
Un flot de pensées contradictoires m’envahit : une partie de moi voudrait relâcher cette toile hantée et fuir cette scène absurde tandis que l’autre est étrangement attirée par ce mystère, fascinée à l’idée que cette âme torturée puisse détenir la moindre clef pour débloquer mes propres souvenirs.
Mais un bruit derrière moi me fait sursauter, je tourne brusquement la tête… et j’aperçois l’une des lavandières qui m’observait avec inquiétude depuis un coin du lavoir.
- Le spectre… Il est parti ?...
Je hoche silencieusement la tête et je lâche doucement le drap que je tenais, il retombe avec un plouf sourd sur la surface de l’eau.
La jeune femme court presque pour s’accroupir au bord du bassin et s’empresse de ramasser sa lessive qu’elle avait abandonné un peu plus tôt en pestant :
- Il y a de tout à Portalia : des élus des dieux, des monstres, des légendes… Mais pourquoi diable un spectre est-il venu se perdre dans notre lavoir ?!...
Mon regard azuré peine à quitter la pièce de tissu qui flotte désespérément à la surface de l’eau.
C’est vrai : pourquoi cette âme en peine a-t-elle décidé de se manifester ici et maintenant ?...
- Cet homme s’est noyé, je murmure pour moi-même. Il pensait que je l’avais laissé couler…
Qui pourrait être assez cruel pour laisser un homme se noyer sous ses yeux sans lui venir en aide ?...
Mais alors que je suis perdu dans mes pensées, la lavandière qui se hâte toujours de rassembler sa lessive me jette un regard suspicieux.
- Il se contentait de se manifester en gémissant jusqu’alors, il ne nous a jamais dit un mot…
Je lui retourne un regard plein d’incompréhension : ce fantôme se serait adressé à moi et à moi seul ?...
Simplement parce qu’il m’aurait pris pour un autre ?...
En calant sa corbeille remplie de linge humide contre sa hanche, la lavandière se redresse et me pointe du doigt les rues de Portalia qui s’ouvrent au-delà du lavoir :
- Moi je ne connais rien à toutes ces choses mais si tu veux un conseil, va voir la vieille Elvira au marché. C’est une sorcière, une vraie, pas de celles qui racontent des histoires aux enfants. Elle saura peut-être pourquoi ce spectre envahissant s’est adressé à toi…
J’acquiesce lentement alors que mes pensées tourbillonnent comme la brise autour des draps.
Une sorcière… Je n’en ai jamais rencontré, même le mot me semble étranger.
- Merci, je murmure plus par politesse que par conviction alors que la jeune femme s’empresse de disparaître avec son fardeau.
Je brûle d’aller trouver cette Elvira pour peu qu’elle ait le moindre conseil à me donner pour élucider le mystère qui entoure cette apparition à laquelle je viens d’assister… mais on m’a confié une tâche et je ne peux l’abandonner aussi facilement.
Seul au bord du lavoir, je me hâte de rendre au linge confié par l’hospice sa propreté d’antan et après l’avoir tordu consciencieusement pour l’essorer, je m’empresse de ramener la corbeille de linge propre sur le seuil où on me l’a confié un peu plus tôt.
« Ils t’oublieront comme tu m’as oublié… »… Les mots du spectre me hantent et je ne serais pas en paix tant que je ne saurais pas ce qu’ils signifient…
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