Après le vacarme magique habituel, deux nouveaux corps apparurent au milieu du cercle d'invocation de l'Ordre. Le premier était celui d'un grand renard à trois queue au pelage légèrement roussi, il se leva rapidement et s'ébroua en regardant autour de lui d'un air étonné. A ses côtés, une silhouette en armure lourde restait immobile. Les plaques métalliques semblaient avoir subi des dommages conséquents, certaines parties étaient noircie de suie, d'autres enfoncées et des giclées de sang rouge et noir poissaient le tout.
Le renard se fit inquiet et commença à gratter l'armure en couinant.

- Je vais bien, Kyukon... Je crois. Répondit Aldiel.

Elle se redressa et enleva son heaume, dévoilant son visage fin aux yeux de glace, ses oreilles pointues et sa chevelure argentée. Le renard, tout heureux de la voir vivante frétilla en lui léchant la figure. Elle lui répondit par un faible sourire et une caresse puis se releva lentement, étonnée de voir qu'elle n'avait plus aucune blessure. Elle songea que ceux qui l'avaient transportée ici devaient avoir réglé ce petit problème au passage.

Comme beaucoup avant elle, Aldiel regarda autour d'elle en se demandant où elle se trouvait. Après un bref tour de la grande place, le regard de l'elfe se porta rapidement sur le cercle magique qu'elle analysa en détail. Etant elle-même invocatrice, certains éléments lui semblaient familiers et elle avait une petite idée de ce qui venait de ce produire.  Pour le moment elle ne savait pas vraiment que penser du message prophétique de son mystérieux invocateur.

Des visages inconnus mais d'allure amicale s'approchèrent de l'elfe. Aldiel hésita un instant, ne sachant si ses paroles allaient être comprises. Mais elle réalisa vite qu'elle parlait spontanément une langue qu'elle n'avait jamais entendu.

- Vous pouvez m'appeler Aldiel... Qui m'a invoqué ?

L'elfe se tenait droite, le heaume sous le bras et parlait avec une assurance plutôt inhabituelle chez les personnes qui venaient d'être invoqués d'un autre univers. Ses armes et son armure étaient abîmés, mais certains détails sur comme des incrustations de gemmes ou des symboles d'enchantements magiques laissaient penser qu'elle avait été une personne puissante et de haut rang dans son monde d'origine.

« Au large, animaux ahuris, au large ! »

Il n’était pas certain de savoir pourquoi ces gens s’étaient attroupé devant lui. Il voulait avancer, et rejoindre le portail qui se trouvait là, juste devant. Entre le paragoï et son objectif se tenait, comme bien trop souvent à son gout, une masse trop importante et grouillante d’aventuriers désœuvrés. Que l’on puisse ainsi prétendre se consacrer à un objectif aussi important que la réalisation d’une quête divine et faire preuve d’autant de mollesse était toujours quelque chose qu’il était incapable de s’expliquer. Il avait simplement abandonné la plupart de ses recherches dans ce domaine. S’il n’avait aucun doute quant à l’intérêt de ces dernières – nombre des sages et des érudits de son monde auraient trouvé le continuel état de stupeur maniaque des locaux absolument révolutionnaire – lui ne s’était jamais prétendu savant. Il aimait les choses simples, et surtout ce qu’il pouvait manier à son très humble niveau. Le reste devait pour lui garder ces aspects abstraits et brumeux, et rester entre ces doigts comme autant de fumées aux odeurs irritantes. Il répété donc sa première injonction, et s’il perçut par le biais de son troisième œil le mouvement de quelques corps qui se tournaient vers lui, sans doute surmontés de visage courroucés, il ne s’en occupa aucunement. Sa réputation, au fur et à mesure qu’il se faisait connaître ici, et que les gens bénéficiant du plus grand discernement comprenaient qu’il était quelqu’un appelé à compter, ne se bonifiait pas. Cela aussi n’était pas important. De la même manière que plus de gens étaient à même de reconnaître son casque que sa face, ce n’était pas l’impression immédiate qu’il donnait qui comptait.

Leurs avis du jour étaient demain appelés à mourir, étouffés par la réalité nouvelle que le paragoï comptait leur imposer. Le reste ne le concernait que très indirectement. Ce qui en revanche était plus curieux était la raison de cet attroupement. Maintenant qu’il pouvait la discerner, il comprenait ce qui avait causé autant de confusion dans les rangs déjà naturellement peu éveillés de la populace. Devant eux se tenait une elfe, facilement reconnaissable à ses oreilles pointues, et ce qu’il imaginait être son familier. Ses yeux aveugles ne lui permettaient pas de discerner clairement la nature de ce dernier, mais il pouvait en revanche percevoir sans grand mal son héritage arcane. Ses trois queues et ses réactions mesurées le marquaient immanquablement comme un être doté d’une intelligence dépassant avec aisance celle de l’animal commun. Elle-même semblait possédée d’une contenance noble, et il pouvait reconnaître en elle une gestuelle protocolaire et travaillée. Il hésita un instant. Son instinct lui criait comme souvent d’ignorer ce qu’il avait devant lui. Il avait prévu pour se détendre une plaisante partie de chasse, et ses proies risquaient fort de se disperser dans la nature s’il ne remontait pas rapidement leur piste, averties par son manque de discrétion. Mais son honneur et la bienséance demandaient à côté de cela qu’il fasse montre d’un tant soit peu de politesse à la créature qui lui faisait face.

Tant sa lignée que son comportement la désignaient comme digne de ce genre d’égard. Retenant difficilement un grognement résigné, il finit donc par infléchir sa course, fendant les rangs de l’assistance avant de se porter au-devant de la nouvelle-venue. Elle n’était pas très grande, ce qui était étonnant pour une elfe, mais peut-être les asfilefes de son monde ne se distinguait-il pas aussi facilement par sa haute stature que celui du sien.

« Je crains que la réponse à votre question nécessite une longue explication, fit-il en inclinant légèrement la tête. C’est une vaste entreprise théologique que de la tenter, mais connaissez tout de même cela : deux entités jumelles, du nom d’Ordre et Chaos, sont responsables. Vous avez été convoquée ici, comme nombre d’entre nous, pour participer à leur quête. »

S’interrompant un court instant, il se reprit rapidement, complétant son introduction.

« Je suis Hypanatoi Paragoï Konostinos. Je vous mènerai à la Guilde, l’endroit qui sera à même de vous orienter dans ce nouveau chapitre de votre vie, et de répondre à vos questions. »

Il ne jugea pas utile de donner son opinion sur cet établissement. S’il avait en face de lui dont le caractère justifiait l’effort et la bonté dont il faisait preuve à son endroit, ce genre de parole s’avérerait bientôt inutile : elle arriverait d’elle-même à la conclusion qui s’imposait. Dans le cas contraire, il était inutile de la brusquer. Et il doutait de toute façon que surcharger son esprit sitôt après qu’elle se soit réincarnée ici soit particulièrement avisé, avant même qu’elle n’ait totalement réalisé qu’il s’agissait pour l’heure d’un voyage sans retour. Attendant une réaction de sa part, il se retourna tout de même, voulant si possible faire comprendre – sans toutefois avoir à lui parler – à la foule que la distraction du jour venait d’arriver à son terme.

Le regard perçant d'Aldiel jaugea le nouveau venu qui la dépassait facilement d'une tête. Malgré ses deux yeux crevés, il semblai s'être aisément fait un passage dans la foule. Elle en déduisit qu'il possédait quelque magie qui l'aidait pour ce faire et ne fit aucun commentaire. L'elfe se contenta de hocher la tête et d'indiquer à Hypanatoi qu'elle acceptait de le suivre. Elle n'avait pas de raisons particulières de lui faire confiance, mais elle n'avait rien à perdre non plus.

Aldiel suivit l'homme en silence, visiblement à l'aise avec le fait d'avoir une escorte qui fende la foule pour elle.  Elle observa l'architecture de la place et ce qui semblait être plusieurs portails magiques à travers lesquels marchands et aventuriers allaient et venaient. L'explication théologique d'Hypanatoi lui semblait logique.

- Je pensais ma quête achevée... Je me demande ce que j'ai bien pu faire pour attirer l'attention de cet... Ordre. Cela dit, invoquer une créature d'un autre univers doit demander une puissance magique considérable... même pour des dieux le résultat pourrait être assez aléatoire.

L'elfe haussa les épaules. Et se retourna vers son guide.

- Vous avez été invoqué aussi... Faites-vous partie de cette Guilde ?

Une des principales préoccupations d'Aldiel était de savoir dans quelle mesure l'invocation dont elle avait été la cible était coercitive. Dans son monde, il était possible de contraindre magiquement à l'obéissance les créatures invoquées. Elle n'avait pas l'impression de subir une quelconque influence mais elle voulait s'en assurer.

La créature semblait réagir avec calme et maintien son annonce. Ce n’était pas toujours le cas. Apprendre que l’on venait d’être déplacé à travers la création pouvait parfois générer des réactions averses. Il se rappelait de la sienne, et de l’intervention musclée qui avait été nécessaire pour le calmer. Les circonstances de sa propre transposition étaient certes très particulières, fauché qu’il avait été à ce qui aurait dû être le zénith de sa gloire, mais tout de même. Sans s’en rendre compte, il avait démarré au moment où des gens avaient prétendu pouvoir calmer sa sainte colère simplement en posant leurs mains sur lui une nouvelle liste. Elle ne faisait depuis que s’allonger. Mais il avait en face de lui un exemple de calme imperturbable, qui augurait s’il continuait à ne pas décevoir de belles choses. La foule se dispersant rapidement qu’elle eut compris que c’était maintenant la fin du spectacle, Hypanatoi n’eut finalement à se montrer persuasif qu’avec les plus lents retardataires. Elle lui répondit, commentant sur ses propres circonstances. Si lui-même n’était pas au courant des circonstances de sa quête, il avait au cours de son séjour ici appris que peu de personnes parlaient de leurs ambitions et leurs volontés en employant ce terme. Plus important, il avait remarqué que les rares personnes à le faire le faisaient à sa manière : très délibérément.

Elle l’interrogea, et il marqua son assentiment d’un mouvement rapide de la tête ; il faisait après tout bien partie de la guilde, et exécutait avec soin les missions qui lui étaient confiées. Personne ici ne pouvait réellement trouver à redire sur son comportement, et son efficacité quant à elle était au-delà de tout questionnement. Inattaquable. Brillante. Aveuglante, même. Mais ce n’était pas là le sens réel de la question de l’elfe, et il s’autorisa quelques courts instants avant d’ouvrir la bouche, ses paroles coulant hors de lui en un flot calme et régulier :

« Trois chemins s’ouvrent à vous. Deux, si vous tenez à préserver votre honneur et votre vie. Rejoindre la guilde. Affronter les dangers du monde hors des murs de la cité, pour tenter de satisfaire les désirs de l’Ordre. Vous détourner de ce chemin, et choisir la voie des civils. Personne ne vous forcera à vous battre. »

Il hésita à mentionner la guilde noire. Le faire aurait demandé qu’il soit très clair sur les conséquences de rejoindre cette dernière, et il n’était pas encore temps d’exposer la totale réalité de sa situation à la nouvelle-venue. Elle devait, pour réellement pouvoir l’appréhender, comprendre ses fondements d’elle-même. Viendrait après le temps des éclaircissements, et à ce moment là seulement le paragoï pourrait réellement l’aider. Le faire trop tôt aurait été vain. Il poussa un peu plus, laissant derrière eux les gens qui déjà se dispersaient, et retint un long soupir. Il aurait de nouveau à retracer les avancées et les retraites des créatures qu’il chassait, et à sonne puissamment du cor de chasse pour les paniquer et les faire sortir de leurs trous puants. Ce n’était pas en soit particulièrement difficile, mais c’était laborieux. Tout ici l’était.

« Quant à la puissance de l’Ordre et du Chaos, le débat reste en cours. Certaines personnes persistent à les nommer entités plutôt que dieu. Ce sont des palabres d’imbéciles. Ordre et Chaos sont capables de percer le voile de la réalité, et de soustraire des individus venus de myriades d’univers différents, certains protégés par des dieux puissants. Je doute fortement que ce que vous qualifiez de puissance magique considérable soit pour eux autre chose qu’un effort trivial. Nombre de théologiens et de théoriciens des pratiques arcanes se sont au fil des époques penchés sur la question. Aucune réponse n’est en vue. »

Et tous savaient, même si peu refusaient de se l’admettre, qu’il n’existait qu’une seule manière efficace et définitive de résoudre cette énigme brûlante. Là encore, il n’était pas temps d’en parler.

« Mon conseil sera le suivant, continua et conclut-il. Concentrez-vous sur vous-même, et soyez un point de stabilité au milieu des courants contraires de la cité. Le reste est très secondaire. »

Décidant pour le moment d’arrêter là son exposé, il laissa à la nouvelle venue le temps de décortiquer ce qui venait de lui être communiqué. Le chemin qui menait de la place des portails à la Guilde n’était pas particulièrement long, mais il voulait tenter de prendre totalement sa mesure le temps que durerait ce dernier. Si ce qu’il voyait pour le moment lui semblait plus intéressant que ce que son quotidien lui infligeait, il savait aussi que se montrer trop optimiste était ici une mauvaise idée. Lui qui se considérait d’un naturel jovial et enjoué, ayant toujours tendance à ressentir même dans les situations les plus désespérées un rayon tendre et bienfaisant de soleil, devait bien avouer depuis qu’il était ici qu’il n’avait que rarement l’âme légère et rieuse. Rieuse, parfois. Légère, jamais.

L'elfe écouta attentivement les réponses de son nouveau guide. Tout en admettant faire partie de la fameuse Guilde, ce dernier ne semblait pas en faire particulièrement l'apologie. Au détour d'une ruelle, Aldiel vit au loin les séries de murailles qui entourait la cité dans laquelle elle avait atterrit. Elle soupira légèrement, en proie à un sentiment d'oppression.

- Le pouvoir est toujours relatif...

Dit-elle simplement en réponse à la réflexion d' Hypanatoï sur les entités supérieures de ce monde. En d'autres circonstances, Aldiel se serait passionnée pour l'énigme qui se présentait à elle. Après tout le voyage entre les dimensions était une de ses spécialités et elle avait même contribué à valider l'hypothèse du multivers dans son monde d'origine. Son savoir lui permettait d'aborder sa situation avec un certain sang-froid, mais dans l'instant présent elle était trop lasse pour s'enthousiasmer à la perspective de nouvelles investigations sur le sujet.

Aldiel n'était même pas sûre de vouloir de cette nouvelle vie, de continuer à avancer sur un chemin, quel qu'il soit. L'elfe s'arrêta et posa la main sur le fourreau de sa dague, caressant l'idée de s'ouvrir la gorge avec. Après tout, quelle raisons avait-elle de rester en vie alors que tout ce qu'elle connaissait avait disparu ? A ses pieds, son familier s'agita et interrompit son geste. Le renard à trois queues protesta lui sauta dessus en aboyant. Aldiel soupira, la présence de son vieux compagnon à fourrure était peut-être une raison suffisante. En tout cas elle doutait d'avoir le courage de le laisser seul, ou de prendre sa vie avant la sienne.

- Votre conseil est sage, Hypanatoï. J'ai vu assez de sang pour longtemps et je n'ai nulle désir de prendre parti dans une guerre dont j'ignore tout.

L'elfe se remit à marcher en observant l'aveugle qui se déplaçait toujours avec la même assurance.

- Et le troisième chemin ? S''opposer à l'Ordre, rejoindre le rang des hérétiques et subir le sort que l'on réserve aux criminels, j'imagine ?

Demanda-t-elle comme si la chose était évidente. L'existence de ce choix était pour elle une déduction logique. Si l'Ordre, malgré sa puissance, ne contraignait pas la volonté de ses invoqués, ses actions pouvait très bien engendrer une résistance, aussi futile soit-elle. Et si la fameuse guilde était une entité politique qui servait les buts de l'Ordre, il était logique qu'elle ait des opposants, qu'ils soient guidés par idéologie ou opportunisme. Aldiel n'avait jamais vu de gouvernement qui n'en avait pas.

Il était facile de savoir quand les gens s’approchaient. Il ne voyait pas, mais percevait malgré cela avec une grande précision le monde. Et s’il était difficile de retranscrire avec précision le sens qui remplaçait sa vue, ce n’était pas parce qu’il était difficile pour lui à appréhender. C’était parce qu’aucun mot n’existait dans les langages qui se croisaient ici pour le décrire. Chaque personne, quand elle se déplaçait, perturbait l’espace autour d’elle. Le monde qui s’y trouvait reprenait sa place lorsque qu’elle le quittait, et le nouvel endroit qu’elle occupait se vidait pour la laisser arriver. C’était comme si chaque individu se trouvait en permanence entouré de couches successives et infinies de tissu liquide, les enveloppant comme autant de voiles. Ou de linceul. Mais il était trop tôt pour se laisser aller à ses considérations maussades habituelles. La plupart des individus n’occupaient pas réellement l’espace. Ils se contentaient d’habiter temporairement un point qui leur était prêté par ce dernier, et lorsqu’ils s’en échappaient, toute trace de leur passage disparaissait rapidement. Ce n’était pas le cas de Nephtys. Elle se déplaçait dans l’espace avec la grâce assurée des gens à qui on avait enseigné qu’il relevait de leurs obligations de le faire, et il doutait en vérité qu’elle ait encore besoin de réellement prêter attention à la manière dont elle se présentait. Pour elle, le paraître et le réel avaient depuis longtemps fusionné. Comme pour eux tous ici, il s’en doutait. Le processus était toujours le même, bien que le résultat final puisse différer. Il en avait toujours été ainsi. Il doutait que cela dure éternellement, autant qu’il doutait que la disparition des castes dirigeantes soit une bonne chose pour le bas peuple.

Il inclina légèrement la tête quand la nouvelle venue se fut suffisamment rapprochée d’eux, et écouta sa réponse. Il avait été sur le point d’apporter la sienne, mais se rendit compte qu’elle aurait sans doute été bien plus directe, et peut-être très mal perçue. Il était après très impoli, et tout aussi peu auspicieux d’expliquer que rejoindre les Dark Souls revenait à ses yeux à perdre le droit d’argumenter pour son droit à survivre. Non pas qu’il ait contre ces pauvres bougres une rancune particulière, mais leur position unique les rendait particulièrement utiles, si bien employés.

« Salutations à vous, Nephtys. Votre présence rend ce jour radieux autant qu’elle m’honore. »

Il hésita ensuite à reprendre la conversation. Il n’était pas certain que Nephtys soit simplement venue pour le saluer. S’il était réellement flatté par l’attention, la sachant souvent trop occupée pour pouvoir accorder du temps aux badinages oisifs, il pensait aussi commencer à la connaître. Suffisamment en tout cas pour être assuré de cette évidence : son esprit était alerte, et fonctionnel. Nul doute que si elle n’était pas venue ici avec un objectif en tête, cela changerait sans doute rapidement. C’était une bonne chose, et il aurait sans doute à lui parler dans un délai rapide. Certains résultats avaient déjà été produits, et sa propre situation demandait des éclaircissements, s’ils voulaient éviter que ses aventures les plus personnelles ne viennent entacher leur projet commun. Il suffisait pour l’éviter de s’accorder sur certains points, ce qui ne devrait pas poser problème.

« Je rejoindrai Nephtys sur ce sujet. Les Dark Souls sont des individus dangereux, qui ne considèrent pas la portée réelle de leurs actes. Un arsenal conséquent a été déployé pour entraver leurs actions. »

Il était également bien insuffisant pour extirper ce mal par la racine, mais c’était là encore quelque chose qui était amené à changer dans le futur. Il hésita à faire signe aux deux femmes de reprendre la marche, mais décida finalement d’attendre quelques instants supplémentaires. Il aurait été disgracieux de sa part de forcer l’allure. La nouvelle venue disait ne pas vouloir reprendre les armes ici, ce qui diminuait grandement autant son utilité que sa valeur à ses yeux. Ce n’était sans doute pas le cas pour tout le monde ici, et son emploi du temps s’était de toute façon grandement allégé. Il pouvait bien tenter pour une fois de puiser dans ses ressources, et faire preuve de patience. Peut-être se trouvait-il ici quelque chose d’utile et d’exploitable.

Aldiel regarda s'approcher une nouvelle silouhette aux allures de princesse, ou de prêtresse, elle ne savait le dire. En tout cas il s'agissait de quelqu'un d'important... ou qui aspirait à l'être. En tout cas Hypanatoï semblait lui montrer une certaine déférence. Celui-ci et la nouvelle venue lui confirmèrent le sort réservé aux opposants à la fameuse Quête.

- Naturellement. Répondit Aldiel en plaquant un sourire courtois sur son visage. Elle comptait bien se forger sa propre opinion sur les forces politiques en présence, mais expliquer cela à quelqu'un qui portait le titre d'inquisitrice lui semblait une mauvaise idée. Et pour l'heure elle n'avait de toutes façon aucune intention de prendre part à la politique locale d'une quelconque manière que ce soit.

- Aldiel. Ajouta laconiquement l'elfe en posant sa main sur sa poitrine pour se présenter à nouveau. Elle ne fit guère d'efforts pour flatter le rang de la prêtresse. Sans vouloir être impolie, elle se considérait au minimum comme son égale et ne comptait pas vraiment honorer la petite hiérarchie locale. Cela dit, elle pouvait comprendre que les puissants de la cité se préoccupent des choix des nouveaux arrivants, surtout dans un contexte de lutte contre-insurrectionnelle. Elle ferait probablement de même à leur place.

- Si cela peut vous rassurer, je ne compte pas aller contre vos lois. Dit l'elfe en faisant signe à l'aveugle qu'il était libre de poursuivre leur route.

Aldiel ne comptait pas se battre pour le moment, et rejoindre des factions rebelles au gouvernement en place n'était pas davantage dans ses projets. A vrai dire le projet le plus évolué qu'elle pouvait formuler dans son esprit à l'instant était un bain, des vêtements propres et une nuit de sommeil. Elle s'efforça cependant de maintenir la conversation.

- Donc Nephtys, si vous êtes inquisitrice, j'imagine que vous servez une Eglise ?

Vos lois. Le terme aurait pu paraître anodin. Il doutait qu’il le soit réellement, pas dans la bouche d’une personne instruite. L’éducation, la véritable éducation, changeait la manière dont on appréhendait le monde, dont on recevait et comprenait même les informations les plus essentielles. Et il ne doutait aucunement que sous le ton coopératif et la silhouette chétive de l’elfe résidait quelque chose de plus consistant. Vos lois. Il resta silencieux, ne sachant trop comment répondre. Son premier instinct aurait été de hurler. De dire que les lois d’ici n’étaient pas ses lois. Qu’il n’acceptait l’autorité de Portalia que parce que la cité faisait preuve à son endroit d’hospitalité, et que même cela était en ce moment plus que discutable. Il aurait voulu dire qu’il n’avait rien à voir avec ces gens, et se saisir du cou gracile de son interlocutrice, faire remonter son visage jusqu’au sien, afin qu’elle puisse bien comprendre à quel point il était vital de ne pas commettre une nouvelle fois ce genre d’impair. Vos lois. C’était comme cela qu’on le voyait, maintenant. Comme un citoyen de la cité. Comme une pièce de son mécanisme incompréhensible. Il serra les dents, et ne dit rien. La main de Nephtys sur son épaule l’apaisa quelque peu, le contact léger et pourtant impossible à rater lui rappelant pas sa simple présence la nécessité de rester maître de soi. Il se demanda l’espace d’un instant si elle avait ainsi voulu anticiper un possible dérapage de sa part. Au vu de ses capacités à défaire les masques des gens, cela ne l’aurait que très peu étonné. Il le savait, il ne pouvait pas en vouloir à l’elfe. Elle ne pouvait pas encore se rendre compte de la portée de l’injure, et il aurait été injuste de diriger contre elle son amertume.

Il se força à se détendre, prenant conscience des nœuds qui serraient les muscles de son corps, et focalisa son attention sur eux. Sa présence ici était de toute façon devenue très accessoire. La prêtresse ferait une partenaire de conversation bien plus appropriée que lui, et l’elfe n’avait plus réellement besoin d’être guidée, maintenant qu’ils avaient devant eux le bâtiment de la guilde. Elle semblait posséder un esprit indépendant, et il pensait pouvoir établir sans trop se tromper la trajectoire qu’elle allait prendre. Il craignait que ce dernier soit difficilement digne d’estime, mais il arrivait maintenant à faire preuve de suffisamment de détachement pour ne pas s’en offenser. Facilement reconnaissable au torrent presque toujours continu d’aventuriers qui en sortaient et y entraient, l’endroit reflétait parfaitement le modèle voulu par ses dirigeants. Sans doute y voyaient-ils un mélange cosmopolite et bariolé. Lui-même était aveugle à ce genre de chose.

« La guilde mettra à votre disposition une chambre, au moins temporairement. Vous serez nourrie, logée et blanchie, mais si vous vous dirigez vers la vie civile, il vous faudra éventuellement trouver des accommodations plus permanentes. »

Pertinent. Il ne faisait pas beaucoup mieux que de commenter le temps actuel – chose qu’ironiquement il était capable de faire avec brio, son sens du toucher surdéveloppé lui permettant en tâtant l’air d’estimer le temps des heures à venir avec une grande précision – mais il évitait au moins les poncifs habituels de son esprit perpétuellement maussade. Il était à peu près certain de ne vexer personne, et il voyait déjà comment poursuivre après cela la conversation. Commenter la cuisine locale, voire parler des quelques distractions de l’endroit serait sans le moindre doute tout aussi productif. Il pria intérieurement les divins, leur demandant de lui accorder patience et tempérance, et entra dans la guilde. Le hall principal de cette dernière était grand, et pour quelqu’un qui comme lui n’avait d’autre choix que de le contempler dans son intégralité, de prendre conscience du moindre mouvement qui y était effectué, il prenait avant tout des allures de purgatoire. Il désigna d’un geste rapide de la main le bureau réservé aux nouveaux réincarnées. Il lui semblait y distinguer celui qui l’avait accueilli il y avait quelques mois de cela.

Il ne lui avait pas beaucoup parlé depuis, mais le soupçonnait d’avoir rédigé à son sujet un rapport peu flatteur, poussant à plusieurs reprises la guilde à tenter de le forcer à ralentir l’allure, en invoquant à chaque fois un prétexte moins crédible que la précédente. Il maintint avec soin son allure, et se dirigea dans sa direction. Le hasard voulait qu’il soit libre.

Hypanaoi sembla se tendre légèrement quand Aldiel parla des lois de la cité. C'était le genre de détails que son regard perçant remarquait. Si elle avait encore eu l'usage de ses pouvoirs, elle aurait été tentée de lire quelques unes de ses pensées. Mais pour l'heure, elle ne pouvait que lire sur son corps les signes de sa contrariété : une ride qui se plisse, un poing qui se ferme... L'homme reprit rapidement contrôle de lui-même, mais d'après les quelques paroles qu'ils avaient échangées, Aldiel en déduit qu'il avait probablement une opinion plus complexe sur sa vie ici.

Pour sa part, Nephtys qualifia Aldiel de raisonnable. C'était plutôt vrai. Cependant, l'elfe était aussi capable de décisions radicales si elle estimait ne pas avoir le choix. Au cours de sa longue vie elle avait déjà tué, mené des guerres, réprimé des révoltes, et même laissé ses hommes recourir à la torture dans les cas les plus désespérés. Elle savait donc très bien qu'il valait mieux ne pas apparaître comme une menace aux yeux des puissants. Et elle avait bien noté que c'était le culte de l'Ordre lui-même qui disposait d'une inquisition.
Elle acquiesça simplement devant la bienveillance apparente de la prêtresse concernant sa fatigue. Mais elle posa une dernière question avant d'atteindre leur destination.

- Au fait, comment appelez-vous cette cité, et qui la dirige ?

En écoutant les réponses et explications de ses guides, Aldiel observa les bâtiments de la Guilde et les allées et venues qui l'animaient. Elle nota d'une part que ceux qui portaient les armes formait un ensemble hétéroclite, qui à première vue ne semblait pas former une armée régulière très organisée. D'autre part, les parchemins qui semblaient s'accumuler derrière les guichets semblait signaler une bureaucratie bien fournie.

Être accueillie par un fonctionnaire ne l'enchantait pas particulièrement. Son temps passé au sommet de l'échelle sociale l'avait plutôt habituée aux cérémonies formelles, bals ou banquets. Elle ne s'attendait pas nécessairement qu'on la traite avec déférence dans cet univers, mais après avoir été arrachée de force à son monde, remplir des formulaires n'était clairement pas la première chose qu'elle avait envie de faire. Mais il s'agissait visiblement d'un passage obligé pour avoir accès à un minimum d'hospitalité de la part de cette institution. Aldiel ôta ses gantelets qu'elle rangea dans le heaume qu'elle avait toujours sous le bras, remercia ses deux guides pour leur accueil et se dirigea vers le bureau.

Les choses arrivaient lentement à leur conclusion naturelle. Il n’était pas certain de ce à quoi il s’était attendu, mais sans doute était-ce ici la manière de faire normale. Il n’avait avec les personnages nobles de ce monde et des univers qui y étaient représentés qu’une expérience sommaire. Il existait bien Nephtys, qui faisait plus à ses yeux figure d’exception que de point référent. A part cela, il se rappelait d’Izy Winger, princesse de son univers. Mais là encore, il doutait que le terme de princesse ait désigné dans sa bouche la même situation que lui avait à l’esprit. Elle était morte, maintenant. Ce genre de détail avait cessé de compter. Mais son premier contact avec la nouvelle venue avait été bien différent des rituels normalement pratiqués dans son monde. Sans doute les circonstances étaient-elles aussi très différentes. Mais il s’était, sans doute très naïvement, raccroché à l’idée qu’il serait plus simple de converser avec des gens issues de classes sociales plus instruites et méritantes, qu’il établirait rapidement des rapports construits et productifs. Sans doute les quelques minutes et les quelques phrases échangées étaient-elles bien insuffisantes pour établir un réel rapport, mais il pouvait, plus que le comprendre, le ressentir : ce fossé qui existait entre lui et le reste de la population de Portalia n’était pas qu’une affaire de noblesse et de manières.

Saluant la prêtresse après quand cette dernière annonça prendre congé il prit acte du message contenu dans son geste. Elle savait. Et si elle savait, elle agissait. Il ne pouvait en être autrement, pas avec elle. Au moins cela lui était-il familier. Considéra l’elfe, il fit l’effort de se retourner dans sa direction avant de parler :

« La guilde sera tout à fait même de prendre les mesures nécessaires pour la suite de votre intégration, et pourra répondre à vos questions. Le cas échéant, employez mon nom. Il saura invoquer dans les esprits parfois englués de ces clercs un semblant de zèle et d’ardeur. Puisse votre chemin vous mener à la gloire, conclut-il par la formule consacrée. »

En ayant terminé, il s’éloigna de l’elfe. Il avait perdu bien moins temps qu’il ne l’avait au début craint. Avec un peu de chance, il avait encore le temps en adoptant une cadence plus martiale de couvrir le chemin qui le séparait de son but originel. Le troupeau beuglant qu’il entendait abattre risquait de se disperser dans la nature, mais la panique qui allait traverser ses rangs à l’annonce de son arrivée les rendrait sans doute imprudents. Il pourrait les retrouver, sinon en prenant le temps de tâter le terrain, au moins en remontant leur odeur mauvaise. Sitôt qu’il fut de nouveau libéré de l’atmosphère encombrée de la guilde, il allongea le pas, se retenant difficilement de courir. A défaut de parler le langage des princesses, il pouvait au moins parler le seul qui soit réellement capable de traverser les frontières. Ses doigts se serrèrent et se desserrèrent autour de sa lance, et il sentit son humeur s’améliorer grandement, les perspectives qu’il voyait se dessiner devant lui suffisant amplement à lui faire comprendre que ce jour était encore loin d’être perdu. Comme toujours, il suffisait simplement de faire suffisamment d’efforts.