La fable du dandy fluffy et la styliste au grand coeur (PV ASHANDRA ET YUAN)

L’immortalité était pour elle une ombre sans avenir. Ashandra n’était pas née pour mourir et paradoxalement, aucun fait ne la tuait plus intérieurement que cette sinistre réalité. La démone voyait dans l’éternité, le passage inlassable de ses fautes et chagrins, sans vraiment parvenir à s’accrocher à des bribes d’espoir. Non, l’espérance était un concept bien humain auquel même elle n’arrivait pas à duper son âme démoniaque. Il lui arrivait pourtant parfois, pour ne pas dire trop souvent, de vivre l’instant présent avec une intensité presque auto-destructrice. Mais voilà, les lendemains lui laissent le goût du tabac froid et des regrets. Malgré tout, Ash en avait fait du chemin depuis le quartier nord. Elle se souvenait avec une vivacité toute subjective de ceux qui avaient contribué à l’essor de sa petite boutique. De ses clients à ses détracteurs et jusqu’à même… ses mécènes. Cette dernière réminiscence fit trembler la commissure de ses lèvres dans un rictus mauvais, ce qui poussa ses doigts à chasser ses idées sombres à l’aide d’une cigarette rapidement amorcée. C’était ça l’ennui avec l’immortalité, avoir plus de souvenirs que cent vies réunies. Le commun des mortels craignait les démons des chemins quand c’est la démone qui était épouvantée par leur propension à passer dans sa vie sans jamais y revenir. Ce brath’koxech de vulpin, autrefois son ami et une fois son amant, n’y faisait pas exception. Pourquoi ses pensées divaguaient toujours vers lui quand elle se noyait dans la nostalgie ?

Afin d’occuper son esprit à autre chose que ses deuils, Ashandra entreprit de coudre rageusement un corset avec des chutes de dentelle. La boutique n’allait pas tarder à fermer et ce dernier projet l’aiderait à enterrer définitivement cette journée derrière elle. Son émotivité lui avait fait réaliser des points trop serrés et son ouvrage prenait des airs anarchiques. Tant pis, la collection automne-hiver de cette année serait avant-garde. Les clients ne s’en plaindraient pas. Même sans oser le formuler clairement, Ash voyait dans leurs yeux troublés les lueurs de l’appréhension. Quoi de plus normal que d’être instinctivement effrayés par la créature luciférienne qu’elle était ? Pourtant, elle arrivait secrètement à leur en vouloir, nourrissant du ressentiment envers ceux qui condamnaient sa nature en silence. Une demande de dernière minute vint la sortir de sa torpeur. Un long soupire brisa le lourd mutisme de la boutique. La démone était capable de reconnaître ce toc-toc affecté et un poil guindé entre tous. Et puis il n’y avait qu’un seul idiot assez culotté en ville pour lui faire des commandes à moins d’une heure de la fermeture. Sans entrain particulier mais sans représailles, Ashandra ouvrit à l’homme qui s’apprêtait à lui faire une requête qu’elle imaginait déjà irraisonnable. Laissant les cendres de sa cigarette se consumer le temps de le laisser formuler clairement sa demande, la démone des croisements ne prit aucun détour.

« Non Lumiel, ton patron ne peut pas exiger un kimono en soie arachnéenne en cette saison. Ce n’est pas un vêtement de printemps-été pour rien… D’ailleurs, il ne peut rien exiger de moi tout court. Qu’il s’estime déjà heureux de ne pas retrouver des épingles empoisonnées dans ses commandes ! » conclut-elle en claquant la porte de la boutique, sous le regard médusé de quelques passants désœuvrés.

Voilà qui n’allait pas aider la réputation de la boutique… Hélas, le malheureux était habitué à ce triste spectacle avec les lubies capricieuses de son patron. Avait-elle été un peu trop dure ? Ash ne pouvait s’empêcher d’avoir parfois de la peine pour Lumiel qui jouait les pigeons voyageurs entre elle et Yuan. Et pourquoi ce sangrok’orh venait encore la hanter 15 ans après son méfait ? Si elle était impitoyable avec Lumiel c’était car ce dernier ne venait que raviver sa rancœur mal dissimulée et rouvrir des plaies qui avaient du mal à cicatriser. Avec du recul, sa demande la fit ricaner tandis qu’elle prenait son visage en étau, visiblement exaspérée. Les Portaliens les plus avisés savaient que ces grandes araignées, dont la toile était convoitée, étaient particulièrement actives et dangereuses en automne, cherchant des partenaires dans l’urgence avant leur longue hibernation. En ce sens, Yuan n’était probablement pas très différent des tisseuses. Encore que, la tailleuse préférait sans doute la compagnie des arachnides à celle de cet homme, si on lui soumettait ce choix cornélien. L’araignée, elle au moins, ne cachait pas ses véritables intentions derrière de beaux sourires. Oui, Yuan était une belle épine dans son pied, avec le poison de son affection qu’elle mesurait aux bouquets qu’il lui adressait parfois. Il devait pourtant savoir que c’était trop tard pour les fleurs, il n’y avait plus rien à exhumer de cet amour fané.

Vraiment, Ash ? Ça commençait toujours de la même façon, par des petits mensonges auxquels même son hérédité ne croyait pas. Comment tout ça avait débuté ? Sur une soirée arrosée, sans surprise, parce qu’elle n’apprenait jamais de ses erreurs. La démone se souvenait de quelques images fugaces de cette nuit fatale. Elle s’était demandée si ses cheveux étaient aussi doux que sa fourrure. Peut-être l’avait-elle un peu dragué. Mais pas trop. Il ne fallait pas qu’il sache qu’elle était prête à crever pour quelques miettes d’affection. Tout les opposait. Il était solaire quand elle était lunaire, plein de bonnes intentions quand elle maudissait le multivers entier. Tout était blanc chez lui, ses cheveux, son sourire, ses mensonges. Et c’est justement cette lumière qui donnait des allures de gris sale à ses regards noirs.

Après les mensonges innocents, il y avait de la place pour les fausses promesses. Déjà celles qu’elle se faisait à elle-même. Bien sûr, qu’elle n’allait pas s’attacher. C’est ainsi que le piège se refermait. Comment les gens étaient-ils capables de se lier sans attaches ? Quand elle tombait amoureuse de ceux qui touchaient son âme d’un peu trop près. Comment faisaient les hommes pour être moins humains qu’une démone qui se noyait dans ses sentiments ? Les autres se touchent et s’oublient. Il faut te mettre ça dans le crâne, Ash. Même quand leur corps n’est pas tout à fait refroidi de leur fièvre, ils vont réchauffer d’autres lits. Alors rend-toi à l’évidence, tu es cassée, tu ne peux pas les aimer sans les consumer et les étouffer de ton envie. Les hommes aimaient les marques sur leur peau alors qu’elle préférait les cicatrices sur son cœur. Un drôle de mélange qui n’avait jamais fait bon ménage. Non Ashandra, vous n’êtes pas faits pour être ensemble.

La journée était enfin terminée. Bientôt, elle céderait à des démons plus vieux qu’elle. Une fois son cuir enfilé sur ses épaules, la couturière se trouva bien vite malgré elle dans les quartiers de perdition. Lumières tamisées, échos des verres qui s’entrechoquent, la démone connaissait la musique. Elle avait beau s’y tenir à l’écart, ces bouges l’attiraient comme des papillons en pleine lumière. Juste un verre ? Ce n’était pas ce que semblait dire sa main figée sur la poignée à la peinture écaillée. Et si elle avait des restes de toile arachnéenne ? Non, ce n’était pas le moment de penser à ces fichues requêtes de gosse pourri gâté. Et pourtant… il y avait bien un tiroir avec des peaux tannées et du fil animal qu’elle n’avait pas fouillé. Putain, il lui pourrissait l’esprit jusqu’au travail ! Haineuse, la démone piétina sauvagement son mégot de sa botte avant de faire demi-tour. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était vérifier et repartir. Peu importe l’issue car son client ingrat ne méritait pas qu’elle fasse des heures supp pour lui. C’était juste l’histoire de se donner bonne conscience, n’est-ce pas ?

Ashandra ne tarda pas à rebrousser chemin au son régulier de ses talons qui claquaient mélodieusement le sol. A quelques mètres de la devanture, la démone remarqua une curieuse masse blanche amoncelée devant son perron. Bordel, encore des œufs et des plumes à cette heure-ci ? Les gens n’en avaient pas marre d’essayer de déloger un commerce qui n’avait même pas besoin de leur intervention pour couler ? Mais contre toute attente, ce qu’elle trouva devant chez elle était de meilleure augure. Un petit être, recroquevillé, gisait là inconscient. Observant rapidement les alentours, Ash éteignit sa cigarette à peine entamée. Pas devant les gosses. Personne ne semblait l’attendre. S’était-il perdu ? La tailleuse s’accroupit vers l’enfant en soulevant délicatement des mèches de son visage. Il ressemblait beaucoup à Yuan, à croire que le multivers avait vraiment décidé de la punir aujourd’hui. Soupirant, la démone entreprit de soulever la petite créature, toujours vivante, pour lui offrir le réconfort d’un toit pour la nuit.  

« Tout va bien, mon petit ? » demanda t-elle avec sa douceur incomparable, craignant de l’avoir réveillé avec son porté. « Tu as mal quelque part ? Viens te reposer bien au chaud, nous chercherons tes parents demain. D’accord, petit bout ? » dit-elle avant de taquiner affectueusement le bout de son nez de son index.

Peut-être que le mythe des cigognes était ridicule mais ce cadeau éphémère du destin avait au moins eu le mérite de l’attendrir après toutes ses fulminations.