Je crois que c’est l’un de ceux que les humains considèrent « spirituels » -ce qui, pour nous autres, correspond au niveau d’esprit dont un chérubin légèrement limité pourrait faire preuve, c’est vous dire- qui a un beau jour déclaré « l’éternité, c’est long, surtout vers la fin », propulsant ainsi directement le bougre au sommet de la chaîne intellectuelle d’une espèce définitivement simplette.
Mais il faut reconnaître que, sur ce coup, il n’avait pas tort.

Mon épopée commence il y a de cela un peu plus de quinze mille ans -à ce stade, vous ne m’en voudrez pas pour une légère approximation-, dans un petit enfer de banlieue somme toute tout ce qu’il y a de plus classique, où l’on entrepose les pires engeances ayant passé l’arme à gauche pour qu’elles y subissent une éternité de souffrance et de châtiments, entre les bonnes mains -entre autres- de votre obligée. Je n’ai pour ainsi dire pas de « parents » -si l’on excepte le cas particulier d’Hadès, qui est un peu notre Père à tous-. En ce qui nous concerne, nous démons, nous ne « naissons » pas vraiment. Nous ne sommes pas puis, soudainement, nous sommes. Ensuite c’est direct au charbon -assez littéralement à vrai dire, vous vous imaginez bien que toutes ces flammes ne s’attisent pas toutes seules-, à punir les mécréants jusqu’à la fin des temps.

Cela peut paraître un chouïa intimidant, je vous le concède. Mais, de vous à moi, c’est un travail comme un autre. Certes, notre bureau tout feu tout flamme a un peu plus de gueule que les horribles « open spaces » dont les humains se targuent -pour une raison qui m’échappe- d’avoir inventés, mais en dehors de ça c’est la même routine, les mêmes collègues de la machine à lave qui se tirent la bourre depuis quelques millénaires, les mêmes techniques de torture qui se renouvellent à peine une fois par siècle et tutti quanti. Au moins nous n'avons pas à subir les affres de l'administration humaine -qui est elle une véritable torture, et je m'y connais, si vous voulez mon avis- Vous m’excuserez d’en revenir si souvent à cette attendrissante espèce, mais étant ma dernière expérience en termes de socialisation, ils sont toujours l’exemple qui me vient en tête en premier, bien que rarement le plus pertinent.
Mais nous disgressons.

Bref. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des pandémoniums jusqu’à ce qu’un beau jour le devoir m’appelle. Un autre type de devoir, je vous vois venir. Voyez-vous, il existe par chez nous ce que nous appelons un « service démonial ». Celui-ci prend place à vos dix mille ans et consiste à être invoqué.e au beau milieu d’une civilisation et de… eh bien, de mettre en œuvre l’apocalypse de leur monde. Je sais que cela peut paraître légèrement mesquin mais que voulez-vous, il faut bien manger et, par conséquent, remplir le réservoir d'âmes à châtier. Toujours est-il que ce service est relativement obligatoire pour tous les démons. Je dis « relativement » car il est techniquement possible de s’y soustraire, la désertion se faisant au maigre prix de vous retrouver vous-même torturé.e pendant une éternité d’éternités dans un super-enfer par des dédémons fort peu commodes. Je me suis d’ailleurs souvent demandé s’ils étaient eux-mêmes soumis à ce genre de contraintes sous la menace de dédédémons, mais ce sujet ne me semble pas suffisamment pertinent dans notre cas pour que nous nous épanchions dessus.
Comme le dit l’adage, « ne laissez jamais l’opportunité aux uns de vous infliger ce que vous avez infligé aux autres ».

Me voilà donc catapultée -ou pour être plus exacte téléportée, un atterrissage malencontreux pouvant s’avérer problématique- sur la tristement célèbre planète Terre, fief de ces originaux d’Humains, avec un ordre de mission on ne peut plus limpide : si je veux retourner à mon boulot de planquée en enfer, je dois réussir à influencer le cours de leur Histoire pour les mener, d’une manière ou d’une autre, à un Armageddon pur et simple synonyme en ce qui me concerne de carte sortie de prison.
Rien que cela.

Et avec une contrainte supplémentaire, s’il vous plait : interdiction formelle de faire usage de mes pouvoirs démoniaques. Et pourquoi donc, me demanderez-vous ? Excellente question. D’après ce que l’on m’a raconté, car l’utilisation de pouvoirs maléfiques représenterait pour les Humains une preuve irréfutable de l’existence de Dieu, et a fortiori de l’Enfer. Or une preuve tangible anéantit par essence même le concept de la foi. Et sans la foi Dieu n’existe pas. Et par transitivité l’Enfer non plus, tous les démons se retrouvent au chômage, et moi en super-enfer -qui lui, étrangement, n’est à mon plus grand dam pas affecté par cette transitivité-.
Je dois vous avouer que je ne suis moi-même toujours pas bien sûre d’avoir compris cette explication.
Je tiens d’ailleurs à souligner que mon prédécesseur sur cette planète n’avait pas eu à s’embarrasser de toutes ces considérations, les occupants de la Terre à l’époque de son service à lui -familièrement appelés « dinosaures »- n’ayant pas encore développé la notion de divinité et de tout le tintouin qui en découle, lui permettant de régler l’affaire en un coup de météorite, ce qui lui valut d’ailleurs le prix du service démonial le plus court de l’histoire.
Heureux les simples d’esprit.

Mais je n’ai quant à moi hélas pas eu ce luxe et ai été par conséquent obligée de mettre la main à la pâte. Fort heureusement, si les Humains avaient désormais des suspicions concernant notre existence, ils n’arrivaient toujours pas tout à fait à s’accorder sur la manière dont nous existons -question tout à fait absurde, nous sommes bien d’accord, mais qui faisait bien mes affaires-. Ainsi, à peine quelques milliers d’années à semer la discorde entre leurs prophètes, quelques guerres saintes, puis l’avènement de leur nouveau « Dieu », l’argent -je dois d’ailleurs reconnaître qu’ils ont spontanément eu cette brillante idée et que je n'y suis pour rien, à mon grand désarroi- pour lequel ils étaient prêts à justifier toutes les pires exactions du monde et l’affaire était dans le sac. Je n’avais plus qu’à regarder ce monde brûler pendant quelques siècles de plus pour pouvoir rentrer au bercail.

Mais tout ceci était bien évidemment sans compter sur ma mauvaise étoile -Nyx de son petit nom-. Et c’est par une très chouette matinée de canicule estivale me rappelant avec nostalgie ledit bercail que les choses se corsèrent, alors que je faisais face à une sensation étrangement familière. Ce sentiment très spécifique d’un hameçon qui s’accroche à votre estomac et vous aspire vous et votre âme -pour peu que vous en ayez une- pour vous faire voyager entre les dimensions. Un grand portail bleuté plus tard et je n’étais littéralement plus de ce monde. Dans ma grande naïveté, je me pris à penser qu’il s’agissait de mes supérieurs m’offrant gracieusement une retraite anticipée suite aux formidables travaux accomplis sur cette planète au bord du précipice - on est pas à un siècle près-.

J’aurais difficilement pu me tromper davantage.

Me voilà donc encore catapultée invoquée dans un nouveau monde. Encore plus étrange que le précédent, si vous voulez mon avis. Ici, en lieu et place de Dieux et d’Enfers, deux entités nommées « Ordre » et « Chaos ». Ici, si cela ne m’est pas interdit, il m’est tout simplement impossible d’utiliser mes pouvoirs démoniaques, ou en tout cas sous leur forme originelle. Comme s’ils étaient liés à la foi des autochtones en l’existence des enfers. Et ça, ça ne m’arrange pas. Primo, j’aimerais bien vous y voir vous, spoliés de la sorte. C’est comme si l’on m’avait privé de ma capacité à marcher ou à lacer mes chaussures. C’est extrêmement désagréable. Et deuzio, je me retrouvais donc sans aucun moyen d’entrer en contact avec la maison, au milieu d’une nouvelle secte d’illuminés sans savoir si mon service était arrivé à son terme ou si je devais tout recommencer à zéro.

Autant vous dire que j’avais le fessier bien profondément enfoncé dans les ronces.

Qu’à cela ne tienne. Dans le doute, autant détruire ce monde aussi, histoire d’être sûre. Et puis ça pourrait me rapporter des points de zèle, là-haut. On sait jamais. Hélas, la tâche s’avéra plus ardue. Pour une raison qui m’échappe, il est bien plus difficile de semer la Discorde ici. Peut-être parce que n’ayant qu’un seul culte à leur actif -allez, deux si on veut être tatillons-, ils sont moins prompts à se tirer dans les pattes sans raison que leurs pendants Terriens. Alors peut-être faut-il faire preuve de plus de créativité et pourrir ce monde de l’intérieur. Fort heureusement pour moi, il semblerait que je ne sois pas la seule à avoir pour noble objectif l’effondrement de Portalia. Aussi, quelle ne fut pas ma joie lorsque l’un des émissaires de cette autre secte répondant au doux nom de Chaos m’approcha pour rejoindre leurs rangs, ce que je m'empressai d'accepter.
Oh, ne vous méprenez pas, ils suivront le sort de la Guilde tôt ou tard.
Mais chaque chose en son temps.

Bon, vous l’aurez compris on est plutôt sur une adepte de la vision des Déicides. Pour Éris, tout ce qui existe ici n’existe pas vraiment.

Elle a la fâcheuse tendance de claquer sa langue contre son palais lorsqu’elle est irritée.

Elle se bat à la faux et en utilisant les ersatz de pouvoirs démoniaques qu’il lui reste.

Vous avez l'air rigolos.

Désolé je suis un peu parti en cacahuètes. J’espère que ça vous plaira quand même.