"Il était un petit navire" | Never-Utopia Après avoir débarrassé le plancher et pris l’équipement nécessaire, Morrigan rejoignit le reste de l’équipage sur le quai afin de procéder au carénage du bateau. A l’aide d’un système de poulies et d’une bonne dose d’essence rouge, l’Aigue-Marine parvint à se surélever par rapport au niveau de la mer. En voyant l’état de la coque immergée jusqu’ici, le télépathe ne put retenir une grimace de dégoût et d’exaspération. La face cachée de l’iceberg était toujours la pire à affronter, et l’énorme construction maritime qui émergeait paresseusement de ses eaux n’y faisait pas exception. L’odeur de vase qui s’en dégageait invitait tout son esprit maniaque à se rebeller et user de subterfuges pour échapper à ce travail de longue haleine. Mais il savait la manœuvre impossible. Personne n’échappait à l’infâme système de rangs et aux missions qui en découlaient. Pire encore, même lui commençait à comprendre que les Portaliens n’avaient pas le luxe d’esquiver l’effort de guerre en devant impérativement mettre à disposition leurs (non)-compétences au profit du bien commun.
Ce système devait changer, parce qu’il montrait une fois de plus ses limites. A l’image de ce bateau qui devait être sans cesse entretenu au gré des cycles organiques, Morrigan avait l’impression d’appliquer un pansement sur la plaie béante de la guilde, à chaque fois qu’on le missionnait pour des broutilles. Il avait cessé de croire qu’on l’occupait inutilement, tout en étant conscient que son aide sommaire empêchait seulement l’insurrection de dégueuler de son estomac vide et trop étroit.
Pour l’instant, son travail du jour ressemblait à une tâche pénible et rébarbative. Tout en se déplaçant le moins possible pour être le plus optimal, le mage décida de s’atteler au délogement des crustacés. En réalité, cette organisation l’arrangeait bien, car il était prêt à de grandes choses pour ne pas entendre le pouic-pouic insupportable que faisaient ses jambières à chaque pas, lui rappelant leur existence ignominieuse. Pour faire sa besogne correctement, il fallait concevoir tout le cycle naturel à l’envers. L’érudit se souvenait avoir lu des choses à propos du fouling, ce phénomène naturel qui salissait inexorablement les corps immergés. Il n’était pas question de navires dans son ouvrage mais de combinaisons et outils de navigation qui subissaient ce cycle infernal. Pourtant, sa propagation se formait de manière similaire sur la partie immergée des bateaux.
D’abord, des particules organiques propre au milieu aquatique se déposaient sur la coque pour attirer dans les minutes qui suivaient des bactéries capables de coloniser toute la surface immergée. Ensuite, en quelques heures, la colonie bactérienne croissait rapidement jusqu’à attirer des micro-algues qui teintaient le bois d’une pellicule grasse et colorée. Les macro-algues, visibles à l’œil nu semblables à une sorte de varech, finissaient par apparaître quelques mois plus tard. Ce n’était qu’en laissant le cycle biologique s’installer depuis plusieurs mois que les organismes supérieurs se manifestaient en endommageant la surface de la coque. Inutile de dire que les Portaliens n’avaient vraisemblablement pas le luxe de caréner leur bateau avant l’arrivée fatale des ces espèces encroûtantes.
Quand il envisageait les choses sous un œil scientifique, elles lui semblaient à peine plus tolérables et moins répugnantes. En prenant le cycle à l’envers, Morrigan espérait s’affranchir rapidement de sa mission. Tout en pestant contre les coquillages qui ne cédaient pas facilement à son grattoir, son esprit qui tournait à plein régime tentait d’ignorer les raccourcis haineux qui maudissaient tous les acteurs de son malheur actuel. Lorsqu’il voyait la hargne avec laquelle les balanes s’accrochaient au navire, il se demandait pourquoi leur colle naturelle n’avait pas encore été exploitée par les plus opportunistes. Il aurait pu céder à la facilité en infusant plus d’essence dans ses gestes mais il ne voulait pas la gaspiller inutilement avec quelque chose qu’il pouvait accomplir sans y recourir majoritairement.
« Tu t’en sors ? » demanda une voix familière à ce moment-là.
Samara était en train de régler des affaires commerciales et administratives, profitant d’avoir le pied à terre pour s’affranchir de ses obligations portaliennes. Néanmoins, elle restait disponible en cas de sollicitation.
« Disons que ça ne pourra pas être pire qu’avant mon arrivée... » marmonna t-il sans vraiment répondre à sa question.
La capitaine jeta un rapide coup d’œil effectué. N’importe qui pouvait voir qu’elle avait à faire à un perfectionniste qui s’échinaient à enlever le moindre crustacé avec une détermination farouche mais une efficacité discutable. Sans doute que ça lui demandait beaucoup d’efforts, comparé à d’autres qui n’hésitaient pas à utiliser leur essence ou leurs compétences physiques pour parvenir plus facilement à leurs fins. Mais elle se fichait franchement des méthodes, du moment que le résultat était à la hauteur. Morrigan s’en sortirait, il avait juste besoin d’être un peu poussé en dehors de sa zone de confort. C’est du moins ce qu’elle pressentait à son sujet.
« Tu sais que c’est important ? Si on laisse ces saloperies s’installer, la navigation devient compliquée entre le surpoids et les frottements hydrodynamiques... »
Samara avait l’air de s’y connaître et en aucun cas il ne remettrait en cause l’expertise d’une personne plus informée que lui sur le sujet.
« Je peux au moins l’imaginer… Je ne sais même pas à quoi sert ce navire, à l’origine ? »
« C’est un bateau d’exploration. » dit-elle non sans une pointe de fierté. « Les portails c’est bien joli, mais rien ne vaut les bons vieux moyens de locomotion quand on veut quelque chose de fiable. »
L’érudit n’avait pas saisit la perche de la conversation pour se consoler mais pour essayer de penser à autre chose que le fumet infâme qui se dégageait de sa surface de travail. L’information s’était faite rapidement un chemin dans son panorama mental. Les bateaux d’exploration étaient effectivement précieux pour la guilde qui déployait toute une unité à cet effet, sans compter les aventuriers qui dépendaient de ce service. Le télépathe comprenait mieux le surnom de sa capitaine et la raison pour laquelle ses voiles étaient partiellement enchantées. Bien que cette nouvelle donnée l’intéressait à son échelle, il avait du mal à cacher son inconfort tout au long de la conversation. L’odeur d’œuf pourri mêlée à l’iode lui donnait des hauts-le-cœur à chaque mollusque et micro-organisme scarifiés par ses soins. Une information qui ne manquait pas d’amuser la capitaine qui ne retenait pas un sourire goguenard qui loupait à chaque fois de se déployer en rire moqueur quand elle voyait ses grimaces caricaturales.
« C’est sans doute ce qu’on appelle le mal de mer... » tenta t-il de se justifier maladroitement.
Cette fois-ci, son hôte ne put retenir un rire sonore. Elle n’avait même pas besoin de le justifier, quand on considérait que le navire était à l’arrêt et que l’air marin ne pouvait être responsable du mal de mer.
« Chochotte. »
Sa sentence fut brève, mais la manière dont elle en détacha toutes les syllabes en sifflant entre ses dents le firent voir rouge. Sans attendre davantage sa réaction, la capitaine se replia tranquillement, comme si son étude et sa conclusion suffisaient à lui faire croire que tout se déroulerait sereinement. Le mage resta un instant interdit avec personne autour sur qui déverser son ressentiment et son embarras cuisants. Toute sa frustration fut dont à la place dirigée contre ces satanés crustacés qu’il continuait rageusement de désolidariser de la coque. Il lui en donnerait des chochottes ! Si Samara pensait que ça fonctionnerait de l’insulter de la sorte, comme elle le faisait sans doute avec les marins de son équipage, elle se mettait le doigt dans l’œil. Sa productivité soudaine n’était due qu’à sa grande rigueur et sa volonté inébranlable, voilà tout. Et pourtant la coque commençait à retrouver sa surface presque lisse d’origine tout en ayant jamais été aussi propre qu’à son point de départ.
Une fois satisfait de ne plus trouver la moindre trace de ces fichus coquillages, qui, rappelons-le ne se seraient jamais trouvé ici en si grand nombre si tout le monde faisait bien son travail dans cette cité d’incompétents, il fit un dernier tour. Morrigan tournait comme un lion en cage en dépit du couinement insupportable de ses chausses pour inspecter la coque avec diligence. Si bien, qu’il commençait à distinguer nettement des entailles caractéristiques qui n’étaient pas l’œuvre de la nature. Qui donc s’amuserait à tenter de griffer et percer un navire aussi important et dans lequel la guilde investissait ? Ses soupçons furent renforcés quand il trouva en grattant l’intérieur des entailles parfaitement conservé grâce à la couche organique, une fine poudre argentée. Celle-là même qui laissait des résidus avec des lames bon marché et de mauvaise facture. Le télépathe avait entendu plus d’une fois des portaliens se plaindre à ce sujet. Cette découverte était suffisamment préoccupante pour que l’érudit daigne la noter en pensant devoir en aviser la capitaine.