"Comment ça va, vieille branche ?" | Never-Utopia Sans perdre une minute de plus, l’érudit s’était rendu immédiatement à la grande bibliothèque, en ruminant encore la nouvelle dont il ne parvenait pas à décolérer. Se rabaisser de la sorte, juste pour gagner une distinction hiérarchique, ne valait pas cette peine. Mais sans jouer le jeu de la guilde, Morrigan pouvait dire adieu à ses ambitions. Sans tergiverser et donc sans même faire une remarque sur la manière dont le lieu était, comme d’ordinaire, mal tenu, le mage s’était rué vers l’inapte bibliothécaire.
« Je cherche des ouvrages sur le jardinage, tout ce qui pourrait palier rapidement à mon ignorance en matière de botanique. Enfin, rien d’exhaustif, j’ai uniquement besoin d’avoir des indications pour remettre correctement en état un jardin abandonné. »
Il avait parlé vite, avec des phrases qui lui semblaient simples, et donc à la portée de cette idiote. Pourtant, cette dernière était estomaquée. Parce que l’érudit ne lui avait fait aucune remarque sur sa manière de travailler ? Ou bien parce qu’en dépit de son ton agacé, les propos tenus n’avaient rien de trop désagréable ?
« Wow… Une nouvelle passion pour un nouvel homme ! » commença t-elle à dire avec un mélange de stupéfaction et de gausserie.
« Épargnez moi vos commentaires absurdes, je n’ai pas le loisir de m’occuper de votre cas aujourd’hui. Vous avez à peine articulé une phrase, et cela vous suffit déjà à vous faire rejoindre le bûcher mental dans lequel expient déjà les autres abrutis... » grogna t-il sans cacher son empressement.
Évidemment, elle n’y comprenait pas grand-chose. Pour changer, comme le témoignait ses yeux ronds et interrogatifs.
« Hâtez-vous, vous voyez bien que je suis pressé ?! » s’insurgea t-il en la voyant chercher à interpréter sa sinistre prophétie incendiaire au lieu de se mettre en mouvement.
Après l’avoir gratifié d’une expression soudainement éclairée qui pouvait se traduire par Ah… enfin là, je vous retrouve, la malheureuse lui indiqua le rayon concerné. Morrigan n’avait certainement pas changé ses habitudes érudites en les délaissant pour un passe-temps aussi éprouvant et salissant. Cette histoire de paysagiste improvisé le mettait déjà suffisamment en rogne pour qu’on ose en plus le soupçonner de s’attendrir avec le temps. Le télépathe emporta quelques ouvrages dans la sélection, avant d’en noter les références bibliographiques dans le registre d’emprunt prévu à cet effet. Sans un mot de plus à l’encontre de l’imbécile heureuse, il quitta la bibliothèque sans se plonger directement dans la lecture. La météo n’était pas trop maussade, il aurait donc tout le loisir de consulter les parties qui l’intéressait sur place. Quelque chose lui disait que ménager son temps lui serait bénéfique dans cette journée qui s’annonçait laborieuse…
Morrigan gagna la zone entourant la ville, afin de trouver son contact sur place qui était censé lui indiquer la direction de l’ancien jardin botanique. Il ne tarda pas à trouver son homme, un type qui avait largement vécu au moins une bonne moitié de siècle, dont la peau tannée de son visage était ombragée par un chapeau destiné à le protéger des besognes extérieures. Après des salutations plutôt brèves, son interlocuteur le toisa quelques instants.
« Bon c’est toi l’loustic envoyé par la guilde hein… ben dis don’. » lâcha l’inconnu, scié, avant de se mettre en route vers l’endroit à rénover.
Le mage hésitait à l’interroger sur cette réaction qu’il imaginait bien peu élogieuse. Il se ravisa en pensant qu’un peu de silence ne lui ferait pas de mal après toutes les interactions agaçantes qu’il avait subi depuis le début de la matinée. Morrigan appréciait également que son hôte ne lui tienne pas la jambe pour l’emmener directement à destination. Néanmoins, le fermier, plutôt brut de décoffrage, ne put s’empêcher d’exprimer ses observations à voix haute, après lui avoir jeté quelques œillades scrutatrices.
« D’habitude, les gars qui viennent donner un coup d’main, y s’ramènent avec des outils en plus, pas des livres sous l’bras. J’sais pas à qui t’vas faire la lecture, mais t’vas pas avoir l’temps t’la couler douce moi j’pense. »
« Je m’en doute. » répondit sèchement l’érudit qui ne souhaitait pas franchement se justifier à un parfait inconnu.
Morrigan se consolait en se disant que celui-là avait au moins le mérite de ne faire aucune tentative de blague douteuse… En lui délivrant simplement son point de vue sans s’encombrer des convenances. Son interlocuteur lui désigna du menton un portail en fer forgé, dont la rouille envahissante en fit grincer les joints, au moment où le vieillard en poussa les portes.
« Ben voilà p’tit gars, on’y est. »
L’état de décrépitude des lieux dépassait tous ses cauchemars les plus fous. Ce n’était pas seulement que la nature avait repris ses droits, c’est que l’ensemble n’avait jamais été franchement préservé et entretenu depuis de nombreuses années. Si on lui disait qu’une tempête avait ravagé ces lieux, il y aurait cru sans l’ombre d’un doute. Des picotements désagréables et une légère sensation d’étouffement le submergea en voyant autant de désordre et de saleté. Pour le maniaque qu’il était, le spectacle était éprouvant.
« Dites-moi mon bon monsieur... »
« Roger. » le coupa son hôte.
« Roger… Vous ne trouvez pas ça délirant que la guilde confie des tâches aussi ingrates au premier venu ? Qu’on arrache les gens de leur monde d’origine pour les exploiter impunément ? »
« Ah ! T’es drôle mon p’tit. » s’esclaffa Roger, qui ne trouvait pas ça drôle du tout. « Tu crois qu’nous on à qu’ça à faire aussi, hein ? T’crois qu’ça m’amuse de ram’ner des bleus ici parce qu’on’a pas assez d’bras pour faire tourner l’bousin ? Si ça t’pompe l’air d’bosser aux champs, ben t’viendras pas t’plaindre quand t’auras plus rien à grailler dans ton assiette pis quand les monstres y z’auront bouffé tout ton p’tit confort, t’vas t’laisser crever ? »
« L’effort de guerre, ça a ses limites... » rétorqua Morrigan, franchement vexé de se faire infantiliser et sermonner de la sorte.
« Vin Dieu, t’as p’têtre pas l’air très costaud mais moi j’suis pas l’dernier des cons non plus, ok ? Si y’a personne qui change son fusil d’épaule, avec qu’des vieux cons et des marmousets capricieux, on’est pas rendu. Si t’veux pas passer pour un couillon ici, faut montrer qu’t’en as dans l’ciboulot et les biscoteaux, et pas piailler quand on t’donne du boulot ! »
L’exposé de Roger avait le mérite d’être clair. Et c’était peut-être même le seul discours qui avait du sens depuis ce matin. La guilde ne cherchait peut-être pas bêtement à l’occuper, mais plutôt à faire en sorte qu’il s’investisse et s’acclimate aux exigences de la capitale. S’il s’évertuait à clamer qu’il était indigne de ces tâches tout en ne faisant aucune démonstration pour l’appuyer, on ne lui donnerait jamais aucun crédit.
« Ça va… j’ai compris. » dit-il de manière grinçante sans se plaindre davantage.
Que cela ne tienne, il ferait un effort aujourd’hui, mais qu’on ne vienne pas lui dire qu’il était de mauvaise volonté après cela.
« Tu m’fais pas un travail de cochon hein, moi j’ai pas l’temps d’aller rouspéter à la guilde. » conclut finalement le fermier en lui donnant un tape encourageante sur l’épaule.
Pour qu’on lui demande de faire encore plus dégradant par la suite ? Hors de question. L’érudit grimaça un sourire affirmé mais lourd de désespoir à son hôte avant de retrousser ses manches. Au travail, Morrigan...