Il se passa la main sur le menton, prenant l’air pensif et pénétré. Ses sourcils se froncèrent légèrement, et il fit mine de lever un doigt, comme l’illumination venait de se faire en lui. Puis, prenant l’air dépité, il le baissa de nouveau, plaçant sa main libre sur son genou, alors que l’autre frottait toujours le bas de son visage. Il recommença ce manège plusieurs fois, attirant l’attention de l’assistance, avant de finalement frapper du poing dans la paume de sa main :
« Euréka ! s’écria-t-il, un large sourire étirant ses traits. »
Il se leva, et désigna d’un grand geste son public, balayant l’espace entre lui et eux d’un mouvement ample de son bras, faisant claquer les pans de sa robe contre ses flancs. Il prit une profonde inspiration, et formula ce qu’il avait en tête, impatient de le faire découvrir aux gens d’ici :
« J’ai beaucoup réfléchi, vous savez. J’ai pensé à ce qui justifiait que Portalia puisse m’imposer ses lois. Je ne suis après tout pas né ici. Je n’ai prêté serment d’allégeance à aucune personne ici. La seule relation qui m’unit à la cité est purement pratique : j’extermine les personnes, et parfois les monstres, qu’elle juge menaçant, et en échange elle fait mine de ne pas trembler quand je lui ramène leurs têtes. Entre autres platitudes matérielles. Mais en tout cas, je peux vous le dire : je n’ai pas non plus voté pour eux. Ce ne sont pas mes rois ! »
La boutade était familière, et ne manquait jamais de faire son petit effet.
« Et de la même manière : l’Ordre et le Chaos ne sont pas mes dieux. Si je meurs, je doute qu’ils m’ouvrent les portes de leur après-vie. Ca poserait au minimum quelques problèmes administratifs. De fait, il ne reste finalement qu’une chose à faire, je pense. Aller les rencontrer, quelque soit leur endroit, et leur adresser toutes mes doléances. Le temps venu, les volontaires prêts à m’accompagner seront les bienvenus ! En attendant, il est temps pour moi de tirer ma révérence. Je suis Hypanatoi Paragoï Konostinos, et je vous en fais la promesse : dussé-je un jour paraître devant ces deux entités, je les traiterai pour ce qu’elles sont : deux bureaucrates sans imagination, en manque de correction. »
S’inclinant quelque peu, il se releva sous quelques applaudissements épars, et quelques rires amusés. Sans doute ne comprenait-il pas encore suffisamment Portalia. Il avait pensé que ce genre d’humour déclencherait un raz-de-marée de rires contagieux. La réponse restait certes enthousiaste, et quand il quitta la scène après avoir ramassé la toge qu’il avait laissé tomber à ses pieds, les applaudissements se firent plus lourds, associé à quelques sifflements enthousiastes et quelques rappels. Il ne se décida pas à reparaître, le résultat final de cette compétition ne le concernant au final que de manière très lointaine. Il accomplissait ici ce que l’on demandait de lui, avec un enthousiasme qui ne laissait rien à redire, et, il pouvait le prétendre avec la plus sincérité, un certain zèle. Il l’avait après tout précisé très clairement : la relation qui l’unissait à la cité était épargnée par toute trace de bienveillance. Cette dernière avait très rapidement fait la preuve de son incompétence, et l’avait envoyé ici pour faire amende honorable.
Il avait voulu venger sa compatriote, et réclamer justice et rétribution de coupables irrécupérables. Ce n’était dès lors pas la forme que prenait ce spectacle ridicule qui le perturbait : c’était tout simplement de devoir faire preuve de complaisance. De devoir montrer, même ponctuellement, un visage compréhensif devant ces dégénérés, pour qu’on n’entrave pas plus son chemin. Penser cependant que cela allait l’empêcher de continuer à tenter d’exhumer hors de la fange dans laquelle ils pensaient se camoufler les coupables de l’acte odieux était illusoire. Portalia, en l’humiliant de la sorte, n’avait fait que renforcer sa détermination. Elle lui avait donné le temps de laisser se refroidir le brasier de son ire, et ce dernier couvait maintenant doucement en lui.
Il resta immobile, à attendre la fin de ce spectacle guignolesque. A sa grande surprise, il remporta l'élection. Apparemment, sa performance et ses blessures avaient été pour le public une source de grande émotion. Ils avaient ri, et ils avaient pleuré, et nombre de fantasmes étaient né dans les esprits échauffés, avait précisé le maître de cérémonie d'une voix complice. Hypanatoi avait hoché la tête. Adressé quelques paroles circonstancielles. Sans doute ce qu’il avait dit avait eu plus d’écho qu’il ne l’imaginait. Il n’avait, après tout, jamais pensé que les portaliens étaient intrinsèquement inférieurs, et c’était bien là toute l’horreur de leur situation. Leur environnement les empêchait simplement de devenir autre chose que ces tristes carricatures. Et quand une voix s’élevait, et que son écho éveillait en eux des visions alternatives, alors parfois leur instinct suivait. Du moins voulait-il le croire. Cela, de toute façon, n’avait plus que très peu d’importance.
Il n’avait plus le loisir de se montrer doux et d’aller contre sa nature. On avait forcé sa main, et c’était cela que les autorités ne comprenaient pas. C’était cela qui les poussait irrémédiablement à penser qu’il était possible de faire disparaitre ce problème en détournant le regard : il avait appris que Kemat avait été bafouée, et avec elle tout son monde. Il n’était plus libre de ses actes. Un seul chemin s’ouvrait devant lui. Il ne pouvait que marcher. Il inspira profondément, et repassa enfin sa toge sur son corps.
La puissance de l’Ordre l’inondait, et il savait qu’il venait de passer un cap. Il n’appréciait pas cette influence étrangère, et imaginait avec facilité que les capricieuses divinités pouvaient facilement décider de les lui retirer. Il en était allé de même avec le pouvoir des divins qui lui avait été accordé sur son monde. Mais pour l’heure, il le savait : c’était avec les outils de l’ennemi qu’il irait leur trancher la gorge. Ce ne serait pas la première fois.
Il se demandait si les portaliens riraient encore, quand viendrait le temps de cette suprême ironie.
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