J’observais avec plaisir les acteurs se mettre en place pour la répétition d’une de mes futures pièces, que j’avais écrite pendant une nuit agitée par une muse qui m’avait prise, et épris, comme une terrible amante. Les jambes posées sur le siège de devant, je profitais d’une boisson chaude en sirotant le jus bruyamment, le regard acéré, scrutant avec attention mes comédiens. Je tenais un succès populaire, j’en étais persuadé : mais, comme bien souvent, ce que je trouvais excellent était méprisé par les pauvres béotiens qui venaient profiter de ma culture. Tant pis, je ne croyais plus en l’intelligence collective depuis des siècles, que ce soit en Faerie ou ici, à Portalia. Je renversais un peu de mon thé à l’écoute d’un passage mal récité par un jeune gamin, que j’avais recruté dans la rue et pour qui je nourrissais de grands espoirs. Avant que je ne puisse l’engueuler, voir le corriger physiquement, un des réceptionnistes entra dans la petite salle pour venir me rejoindre. Chez les autres directeurs, la colère se serait naturellement déportée vers le nouvel arrivant. J’aimais l’inattendu et c’était avec un véritable sourire que je l’accueillis, vidant ma tasse sur le sol avant de siffler à l’acteur de nettoyer la tache.

─ Monsieur, on a un drôle de bonhomme qui vous demande, souffla-t-il en tentant de reprendre sa respiration. Manifestement, il avait couru et avait légèrement recouvert de poussière sa superbe tenue, que j’avais moi-même imaginé. En même temps que je lui parlais, je m’occupais de sa toilette immédiate non sans une certaine fermeté.

─ Et donc ? Dites m’en plus, Cher Ami, est-ce l’arrivée d’un client qui vous presse ainsi ? Avez-vous oublié que c’est la raison pour laquelle je vous paye ? En particulier pour éviter de devoir faire moi-même l’accueil, voyez-vous ? Alors, mon brave ?

─ Il veut jouer pour vous … C’est un chanteur !

─ Faites le rentrer, nous venons de finir la répétition de notre pièce. Et, d’un geste de mon sceptre, je désignais l’enfant qui frottait la moquette avec vivacité. Certains doivent continuer à travailler, de toute manière. Nous n’avancerons pas plus aujourd’hui, vous pouvez libérer les planches et retourner apprendre la suite de vos textes. Je ne souhaite plus le moindre bafouillement. Puis, me retournant vers l’agent redevenu impeccable, je lui sommais d’aller me chercher l'étranger. Je lui laisse une chance de m’impressionner, demandez lui de se montrer particulièrement exigeant sur sa propre performance. Je vais m’installer, faites-le directement monter sur scène.

Je pris place de nouveau sur un de mes sièges pourpre, posant à côté de moi mon sceptre au visage déstructuré. Les mains repliées, la position sérieuse, j’attendais donc l’arrivée de cet étrange homme qui voulait se présenter à moi. Je l’espérais différent des autres et je ne fus pas déçu. Le chanteur arriva dans une tenure manifestement empruntée, mal fagotée et assez austère mais une présence particulière émanait de lui tout de même. Relativement expérimenté, le bonhomme chercha directement à capter à la lumière, et on sentait chez lui une certaine habitude à côtoyer les planches. C’était un professionnel, à n’en pas douter. Il toucha et manipula avec habileté les cordes, avant de se mettre à chanter d’une voix de crécelle.

C’était une expérience singulière, rien ne semblait correspondre à ce que j’avais déjà pu écouter, dans mon monde ou depuis que j’étais arrivé dans celui-ci. Les accords, la manière de se déplacer, la façon d’interpréter : tout respirait l’inconnu, et cela me donna le sourire. C’était une perle étrange, puissante et magnifique qui brillait devant moi. Le spectacle était assez surprenant pour provoquer des réactions très différentes chez les habitants de Portalia, c’était le point qui avait fini par me convaincre que nous pourrions savamment collaborer.

Je me levais doucement avant d’applaudir, avec une certaine retenue le candidat qui s’était produit. Des dizaines de fées s’envolèrent en tournoyant autour de moi, avant d’emplir la salle et de se poser sur l’instrument de musique de François-Claude, et sur lui-même. Puis, lentement, je m’approchais de la scène avant de m’arrêter juste devant, observant avec attention la personne qui me faisait face.

─ Bravo, bravo, fis-je avec une expression satisfaite, c’est la première fois que j’assiste à une expérience de ce genre, c’était rafraîchissant, original, percutant … En bref, plein d’adjectifs qui me charment et me séduisent. Comment appelez-vous ce que vous faites ? Vous avez une manière toute personnelle de vous approprier l’espace, de faire résonner les cordes et de faire rebondir votre voix. Je crois que nous pourrions réaliser de belles choses ensemble, même s’il reste un peu de travail avant que tout ne soit parfait. Votre performance est finalisée, point de soucis à ce niveau. Mais nous allons devoir vous créer un personnage, que nous racontions une histoire pour faire plaisir aux chalands ; et cela passe, avant tout,  par un goût vestimentaire plus prononcé. Nous allons vous débarrasser de ces immondes habits. Me retournant vers l’un de mes agents encore présent, je lui demandais de faire venir urgemment mes costumiers et tailleurs, il fallait corriger cela de suite.  

Le chanteur semblait être prêt à travailler pour moi avec un certain enthousiasme. C’était une bonne nouvelle, avec un personnage aussi extravagant dans mon équipe, j’allais pouvoir attirer de nouveaux spectateurs en quête d’expériences différentes – client dont je faisais partie d’ailleurs, puisque c’était la première fois que j’assistais à une telle prestation. Évidemment, cela ne se ferait pas sans un petit travail de mise en scène, cela va sans dire. Peut-être même que le jeune homme pourrait, en plus de pousser la chansonnette, se montrer performant sur les planches dans un rôle plus traditionnel. Les gens aimaient les noms qui se diversifiaient et que l’on pouvait voir dans différents rôles, dans différents univers.

─ C’est une bonne nouvelle jeune homme, car je ne tolère pas l’amateurisme. Mes artistes travaillent longuement et avec ardeur, c’est le prérequis pour briller comme des étoiles dans la nuit noire. J’inclinais mon chapeau à l’aide de ma canne-sceptre sculptée à l’image d’Huon de Bordeaux. Au début, ça ne rémunère pas beaucoup, c’est le prix à payer pour se lancer. Sans peine, sans violence, la victoire se transforme en denrée amère. Mais, avec le temps, et en faisant votre place au sein de ma troupe, je vous promets autant de gloire et de richesse que vous le souhaitez.

Puis, les tailleurs et costumiers arrivèrent avec des rouleaux de tissus qui ne plurent pas à François-Claude. Le jaune n’était pas sa couleur manifestement, dommage, j’appréciais beaucoup ce coloris. Du bleu, c’était un choix sobre mais qui pouvait se montrer efficace après tout. Je sommais à mes employés d’aller chercher des vêtements dans les teintes souhaitées. Ils arrivèrent avec trois tenues dans le spectre voulu par l’interprète.

─ Trouvez votre bonheur, monsieur ? François-Claude, c’est cela ? Voici un drôle de patronyme mais m’en amuser serait un peu ironique, étant donné que je me cache sous un nom encore plus criard. D’où vient-il ? Est-ce votre véritable prénom ? Un nom de scène, peut-être ? J’aime beaucoup les noms d’emprunt, ça a un certain charme de s’apposer, et non pas s’imposer, un pseudonyme, n’est-il pas ? En-tout-cas, Cher Monsieur, je me permets de renouveler la bienvenue. Et, pour sceller notre belle entreprise, je vous propose une poignée de main aussi formelle que consensuelle.  

Cet artiste, François-Claude, semblait savoir ce qu’il voulait, c’était un bon point. J’affectionnais les personnages sûrs d’eux-mêmes et capables de prendre une décision, ne serait-ce que pour choisir un costume de scène. Je n’étais pas spécialement amateur des atours sélectionnés mais, le chanteur avait du goût, c’était incontestable. Sans se poser de questions, il enfila les tissus avec l’aide des costumiers avant de saisir ma main, et de la serrer avec fermeté. Je fis de même pour lui montrer que j’étais aussi sérieux que lui.

─ Bien, bien, nous parlerons de votre contrat rapidement. Avant de vous employer officiellement, comprenez qu’il me faut m’assurer que vous êtes capables de charmer le public, même le plus éloigné du Cercle des Fées. Je vous propose un petit jeu, qui me permettra de statuer véritablement sur cette affaire et de m’assurer de votre détermination.

D’un geste distrait, je renvoyais mes agents dans les ateliers de préparation. Nous avions une pièce de théâtre à terminer et à jouer dans peu de temps, il fallait se montrer productif rapidement. Puis, cela fait, je montais lentement les marches pour rejoindre mon futur agent sur les planches de bois, embrassant d’un regard les centaines de sièges et l’installation lumineuse. Je n’avais pas interprété de personne depuis longtemps, cela me manquait un peu à vrai dire. Peut-être devais-je me créer un personnage pour ma prochaine représentation ? Oui, cela pourrait être une idée. La lumière des projecteurs n’était pas destinée qu’à mes artistes, j’avais moi aussi le droit à un peu de gloire. N’étais-je pas Aubéron, le seul et unique Roi des Fées ?

─ Donc, un jeu disais-je. Vous voici affubler correctement par mes soins, vous êtes tout à fait charmant ainsi. Je lissai les plis de la veste brillante, observant la taille des coupes et notant mentalement quelques ajustements à faire pour le rendre encore plus beau avec. Ce n’était que du détail, il rentrait surprenamment bien dedans, comme si la tenue avait été faite avec ses proportions en tête. Je vous laisse prendre avec vous l’instrument, voir quelques-uns de mes hommes aussi si vous le souhaitez, et je vous propose une quête – ou plutôt de mener la quête. Que diriez-vous de me prouver que mes espoirs sont bien placés en vous, en allant dans la rue pour montrer votre talent aux chalands ? J’aimerais m’assurer que l’étrangeté de votre prestation ne soit pas un frein au succès de mon établissement, même si je fais de la bizarrerie une identité de marque dont je suis particulièrement fier. Pas besoin de tenter de rapporter de l’argent, je souhaite uniquement que l’on parle de vous, avant de vous annoncer dans ma programmation. Une manière de susciter l’intérêt de la clientèle. Qu’en dites-vous ?

Ma proposition sembla poser question à mon interlocuteur qui, bien vite, reprit son air conquéreur avant de pointer du doigt un des instruments, laissé là, nonchalamment, à quelques mètres de la scène. J’oscillais doucement la tête pour lui signifier mon accord : je n’étais pas très soigneux de mon matériel en général – un peu plus avec mes gens, mais à la marge seulement – et je ne voyais pas d’inconvénient à lui prêter les outils pour accompagner sa performance. Dans tous les cas, j’étais satisfait de voir que ma demande n’était pas déplacée pour lui et que le jeune homme se sentait capable de la réaliser. J’aimais les êtres audacieux, confiants en eux-mêmes et capables de se mettre en difficulté sans rechigner à la tâche. C’est ce que je cherchais pour mon théâtre, exclusivement, des personnalités fortes qui ne s’enfuyaient pas aux premiers obstacles. À notre époque, c’était chose rare de trouver des personnes ayant ces capacités et caractéristiques, ça l’était moins dans mon propre monde. Toujours est-il que François-Claude était de cela et j’affichais un sourire satisfait en jouant avec mon nœud papillon. Je touchais délicatement l’épaule d’un de mes domestiques, lui demandant de faire venir l’un de mes musiciens. Celui-ci, impeccable, arriva avec une moue intriguée sur le visage, qui s’accentua en observant l’inconnu qui se déplaçait avec aisance sur les planches boisées.

─ Alphonse, je vous présente François-Claude, un jeune homme plutôt intrigant qui souhaite entrer à mon service. C’est un chanteur pour le moins original, comme vous aurez l’occasion de vous en apercevoir bientôt. Pour m’assurer de ses compétences, je me suis dit qu’il était de bon ton d’aller jouer quelques notes dehors, pour attirer le citoyen et l’acculturer à notre bonhomme. Je souhaite que vous soyez son accompagnateur pendant la durée de ce petit jeu, il a besoin d’un musicien pour performer. Acceptez-vous cette charge, monsieur ?

─ Euh, j’avais d’autres choses de pré-

─ Parfait, m’exclamai-je, parfait, à la bonne heure Alphonse ! Nous avons donc un accord, je vous laisse vous entretenir avec votre futur camarade pour les détails de cette histoire. J’attendrai avec impatience votre retour pour discuter de tout cela. Peut-être même m’hasarderai-je en personne dans les rues pour vous écouter si je m’en sens l’âme, sous mon apparence ou une autre. Voilà une très bonne idée de ma part, je crois que cela sera divertissant. Bien, bien. Partez maintenant, il est temps de me montrer vos talents. J’entends déjà les applaudissements, pas vous ? Non ? Rien ? Bon, tant pis, soit, je vous laisse débuter l’affaire tranquillement.

J’adressai un regard entendu au nouveau membre de la troupe avant de détourner les talons sans rester pour entendre les protestations de mon employé grassouillet. Moi qui ne savais pas comment occuper ma journée, voilà que j’avais désormais le moyen de tromper l’ennui. Peut-être même que, farceur, je m’amuserais à ajouter quelques difficultés, par-ci par-là, pour tester le chanteur. C’était un entretien d’embauche après tout, un peu particulier, je le conçois.