« Les gens sont mauvais. Ne leur laisse aucune opportunité de te blesser, Malble, ou tu es finie. »
Je crois que ce sont les premières et dernières paroles de ma mère. Je m’efforce de suivre ses conseils. J’y arrive plutôt bien.

Je suis issue d’une longue lignée de slimes. Ne me demandez pas comment on se reproduit, vous n’avez pas envie de le savoir. Même moi, je trouve ça assez immonde, et, je vous assure, il en faut beaucoup pour me dégoûter.

Les Lilablop ont été invoqués par l’Ordre il y a plusieurs dizaines de décennies. Même mon arrière-arrière-grand-oncle Oblip n’avait jamais connu les invoqués originels.
C’était un chic type, Oblip. C’est con qu’il soit mort. C’est la vie.

De ce que je sais, par tradition orale, on raconte que les premiers invoqués, qui étaient une petite quinzaine issus de la même famille, ont vécu les pires atrocités à Portalia. Imaginez : les seuls slimes qui existent, ici, sont les trucs stupides qu’on trouve au centre d’entraînement. Ni une, ni deux, on a été comparé à ces cochonneries, ces déchets sur pattes, enfin, sans pattes. Et donc, on a pas été très apprécié.
En fait, mes ancêtres ont même carrément été persécutés, de c’qu’on dit. A base de traques, de maisons détruites, de torture… Des trucs sympas. Heureusement qu’on peut pas violer un slime. Ou plutôt, heureusement que les créatures humanoïdes savent pas le faire. J’dis ça, j’dis rien.

On dit que les premiers invoqués ont cherché à être des aventuriers. On dit qu’ils ont été abandonnés en mission par leurs partenaires, dans les milieux les plus hostiles.
Dans les terres glaciales, on les a laissés pour morts devant Shiva. Il paraît qu’ils n’ont survécu qu’avec leur – notre, en fait – capacité à se transformer à loisir, parfaitement malléables. Ils auraient pris la forme de pics de glace, puis auraient rampé jusqu’au portail qui les ramènerait.
Dans le grand désert, il paraît qu’un aventurier les aurait poussés en pâture pour Negrigante pour pouvoir s’enfuir. Certains de mes vieux vieux parents sont morts, tu m’étonnes. On survit pas deux fois à des rencontres légendaires, moi, en tout cas, c’est c’que j’pense. Du coup couic, ceux qui y sont allés. Mais l’un d’entre eux a réussi à se cacher, on dit, bah oui, sinon j’serais pas là pour vous en parler, un peu de logique. Il n’a rien mangé, rien bu, pendant des semaines, et quand il est revenu, ses slimolécules étaient tellement rabougries qu’il avait la taille d’un lapin nain. Ça devait être absolument ridicule. Enfin c’est toujours nos légendes, mais bon. J’les aime bien, alors j’y crois.

Bref, tout ça pour dire que les aventuriers de l’Ordre les ont chassés, mes ancêtres, pour les détruire. Comme si on était d’authentiques créatures du Chaos camouflées. Sérieux, comme si les créatures du Chaos pouvaient se camoufler ! N’importe quoi. Les créatures du Chaos se camouflent pas : elle démolissent, elle tuent, elles annihilent. Et après, il ne reste que des cendres, et nos larmes pour pleurer.
Enfin, pour vous.
Moi, je pleure pas. Déjà, parce que c’est pour les faibles, ce qui n’est pas mon cas, et surtout parce que mon corps est pas constitué d’eau, donc c’est physiquement impossible.

Alors, mes ancêtres ont été malins. Habitués à vivre le pire entre les murs de Portalia depuis deux ou trois décennies déjà, ils ont donc décrété qu’ils ne pourraient pas être moins bien traités dehors. Et ils se sont rassemblés, un petit comité dont il ne restait déjà plus qu’une demie-douzaine de slimes, et ont construit leur vie en dehors des murs.

A ce qu’il paraît, la vie a été relativement compliquée les premières années, à devoir construire un coin fortifié tout en essuyant les attaques quasi-quotidiennes de créatures cauchemardesques, mais ils ont réussi. Là encore, notre corps est notre arme : le camouflage est un peu notre seconde nature. Dans nos récits relatés, on dit que ça a pris presque cinquante années, pour que la ville soit parfaitement construite et que le mur d’enceinte empêche les attaques. Perso, j’trouve que c’est une belle prouesse. Et je suis pas étonnée par grand-chose, là encore, vous pouvez me croire.

Notre communauté a vécu ensuite relativement paisiblement pendant longtemps. Je ne sais pas exactement combien de temps, je dirais facilement 150 ou 200 ans. Et puis, récemment, j’pense que le Chaos s’est réveillé un peu plus fort.
Comprenez bien : on était organisés. On a vécu des dizaines et des dizaines d’années face aux pires monstres, et on a toujours réussi à repousser leurs attaquées désordonnées. Notre ville slime s’est agrandie, on comptait presque une trentaine de membres, quand je suis venue au monde. Mais cette fois-là, il y a dix ans, la mort nous a tous trouvés.
Et elle nous a réduit à néant.

Ils sont tous morts, dans mon village. Ma mère, mes cousins, mes frères, mon grand-père, bref, la totale. Zigouillés. Il restait pas une slimolécule de leurs corps. Dans le genre : atomisés, décomposés, dissous.
Vous avez déjà essayé de dissoudre un slime ?
Ça aussi, c’est dégueulasse.

Bah du coup, pour moi, c’était la tuile, forcément : toute seule, vous imaginez bien, c’est super compliqué de reconstruire une ville. Il me fallait une solution.
Alors, j’en avais pas trente-six : je devais retourner dans les murs. Mais il me fallait un plan : je pouvais pas me pointer comme une fleur – enfin, si, je peux, mais vous avez compris – et demander une maison. J’suis toujours dotée des mêmes caractéristiques de tous les slimes, donc ce qui s’était produit avec mes ancêtres ne pouvait que se reproduire avec moi. Et, perso, j’ai pas envie de rencontrer Shiva tout de suite.
P’têtre même jamais, à bien y réfléchir.

Du coup, j’me suis pointée à la Guilde, direct. C’était simple pour moi : si j’me présentais comme irremplaçable pour eux, et que je parvenais à entrer dans leurs rangs, alors on me respecterait plus facilement. Au moins, j’aurais un QG pour éviter de crever dans la rue. Et ça, j’avoue, ça m’arrangeait bien.

Alors, j’y suis allée au culot : je me suis pointée en disant que je voulais les rejoindre, pour aider l’Ordre a vaincre le Chaos. Vous vous en doutez un peu : j’en ai pas grand-chose à foutre, de cette pseudo-guerre-ancestrale qui s’arrêtera jamais, mais ces couillons, ils y ont cru, et ils m’ont donné un taff.
Vous y croyez un peu ?
J’suis trop maline, en fait.

Bon, du coup, je sers de fontaine. Ouais : j’ai une « jolie couleur », à ce qu’il paraît, alors, comme ça, ça leur coûte pas d’eau, et mon corps peut à peu près faire office de liquide, même si on a l’impression que « l’eau » est un peu visqueuse, quand c’est moi qui la joue.
J’crois qu’ils voulaient absolument avoir une fontaine, pour que ce soit attractif pour les nouveaux aventuriers qui passent le portail. Genre, qu’ils se disent « whoaaaa, c’est trop beau ici, j’ai bien fait de passer cette merde ! ».
Mais du coup, en disant ça, c’est moi qu’ils qualifient de « belle ».
Hehe, j’ai niqué le game.  

Malble déteste son travail. Faire semblant d’être l’eau d’une fontaine toute la journée, c’est vachement redondant.

C’est pas parce que c’est une slime qu’elle a pas des besoins vitaux : elle dort, elle mange, elle boit, et puis elle fait ses besoins aussi. Mais ça, vous voulez pas savoir comment ça marche.

Elle n’a pas spécialement d’amis. Mais tant mieux : comme ça, elle n’a pas d’attaches. C’est plus pratique, de ne pas en avoir, pour survivre. Et de toutes façons, elle aime pas les gens. Elle a toujours trouvé ses frères cons comme leurs pieds. Façon de parler, évidemment. Les slimes ont pas de pieds. Ou si. Ou pas. A vous de voir, en fait.

Yva n’était qu’une couverture, MWAHAHAHAAHAHAHAHAH.